" J’ai constaté, disait Berneim, que chez les individus suggestibles, on obtient, par suggestion verbale à l’état de veille, les mêmes manifestations, anesthésie, hallucinations, actes commandés, etc. qu’on détermine chez eux à l’état de sommeil provoqué. Ce n’est donc pas ce sommeil qui crée la suggestibilité. Etat de sommeil et état hypnotique ou de suggestibilité ne sont donc pas deux états connexes. (...) Il n’y a pas d’hypnotisme, il n’y a que de la suggestibilité. "
La suggestion, c’est le territoire des sorciers. La suggestion a des règles, mais elle-même ne répond à aucune. La suggestion est la boîte de Pandore des hypnotiseurs, le moment où hypnotiseurs comme hypnotisés rentrent dans la danse et dans la transe morbide de l’hypnose. Car l’hypnose a ceci de commun avec la magie, qu’elle est un jeu, un jeu de rôles (Sarbin), et qu’elle répond à des règles variables. Elle ne mesure sa pertinence fondamentale qu’à la mesure de son efficacité thérapeutique, qu’à ses résultats. Ainsi, on ne peut pas dire qu’elle se sépare très profondément des modes d’apparition de l’art, qui, comme chacun sait, créé ses propres méthodes de réception, sa manière d’appréhension, son spectateur, auditeur ou lecteur. Ainsi parlait Brian Eno : " En 1978, j’ai pris part, à New York, à une conférence pendant laquelle j’ai défendu l’idée que l’artiste était une sorte de chaman contemporain - quelqu’un dont la tâche est de créer une masse critique de confiance, et ce par tous les moyens. La notion sous-jacente ici est que son travail est de convaincre le public - non pas lui-même, mais eux. Cela suggère un certain détachement par rapport au processus grâce auquel il y parvient. Cette idée fut très impopulaire, les artistes, à l’époque, étant censés être sincères et non manipulateurs, mais elle me resta. Le terme d’abus de confiance a mauvaise réputation, mais il ne devrait pas. Dans la culture, la confiance est le papier-monnaie de la valeur. "
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La psychanalyse naît lorsque Freud décide d’abandonner l’hypnose. Le verdict concernant cette dernière est d’ordre à la fois éthique et technique : on ne sait pas jusqu’où peut plier la suggestion.
Freud se fait sauter au cou par une patiente. " J’avais l’esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle et je pensais maintenant avoir senti la nature de l’élément mystique agissant derrière l’hypnose. Afin de l’écarter, ou du moins de l’isoler, je devais abandonner l’hypnose. "
" Le rapport hypnotique consiste dans l’abandon amoureux total à l’exclusion de toute satisfaction sexuelle, écrit Freud. L’état amoureux sans tendances sexuelles directes échappe encore à toute explication rationnelle, et, sous beaucoup de rapports, l’hypnose est encore difficile à comprendre et se présente avec un caractère mystique "
Le problème du psychanalyste est de se réserver un espace d’observation, une place neutre où son désir ne puisse pas influencer celui de son patient. Le transfert doit s’effectuer contre une surface aussi lisse et réfléchissante qu’un miroir. Tandis que l’hypnose ne garantit aucunement cette neutralité, la réussite systématique de la thérapie, et il n’est pas rare que l’hypnotisé invente - à mesure de la relation hypnotique - un nouveau passé constitué par le désir de l’hypnotiseur, voire des effets physiques que l’on croit appartenir à l’état hypnotique.
Orne s’en rend compte : " Dans un cours sur l’hypnose, il indique aux étudiants que la catalepsie de la main dominante est un des phénomènes caractéristiques de l’état hypnotique (en fait, il n’en est rien, la catalepsie se manifestant normalement dans les deux mains à la fois, mais l’indication donnée paraît plausible). En même temps, les étudiants assistent à une séance d’hypnose pendant laquelle les sujets manifestent effectivement une catalepsie de la main dominante, ayant reçu auparavant des instructions pour se comporter ainsi. Les mêmes étudiants, hypnotisés ensuite, ont manifesté également une catalepsie de la main dominante. " (Chertok)
En 1976, Léon Chertok réalise l’étrange expérience suivante. Il vérifie la possibilité de créer une lésion de brûlure cutanée en appliquant sur la peau du sujet hypnotisé une pièce de monnaie normale tout en formulant simultanément la suggestion suivante : " Cette pièce est brûlante ". Une demi-heure après l’expérience, un érythème phlycténoïde évoquant une brûlure du premier degré apparaît à l’endroit où la pièce a été posée. Quatre heures plus tard, elle se transforme en une plaque érythémateuse oedémateuse à contours irréguliers couverts de petites lésions vésiculaires.
" Et nous devons, dit Freud, nous rendre compte que si nous avons, dans notre technique, abandonné l’hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert (...) Il n’est pas difficile de reconnaître en lui le même facteur dynamique que les hypnotiseurs ont dénommé suggestibilité, qui est l’agent du rapport hypnotique... "
Cependant, ce que la psychanalyse ne veut pas admettre, c’est qu’elle même ne tient que de la suggestion et doit se plier à ses règles, que le transfert n’est jamais analysé et résolu mais toujours renforcé et accompli, et que c’est à sa suggestion, que ses analysants découvrent ou inventent leurs névroses. Que fait l’inconscient ? Il parle. Mais il ne dit guère que ce qu’on veut lui faire exprimer. Car la suggestion est comme le diable, et sa plus grande force, c’est de nous faire croire ou rêver qu’on peut la canaliser quand c’est elle qui nous contrôle.
La suggestion est le nerf de la guerre et l’épicentre du supplice.
Et le cœur inepte de cette machination dans laquelle tout patient volontairement s’englue à travers le transfert est évidemment la scène primitive, fantasmatique, enfouie si loin dans sa mémoire qu’il est supposé l’avoir oublié, scène refoulée, mais que l’analyste lui découvre pour qu’il s’y plie.
La suggestion ne connaît pas de lois du Temps. Elle transforme le passé à mesure que ceux qui l’emploient le désirent. La suggestion s’infiltre dans le caprice de celui qui suggère et se construit avec la participation active de celui à qui l’on suggère, mais le résultat de la suggestion : le passé recomposé, le désir réinventé, l’histoire détruite ou reconstruite, dépasse toujours les désirs des possesseurs et des possédés : car c’est une des règles du jeu de la suggestion que ses résultats soient toujours supérieurs à ce qu’on en attend.
L’hypnose est à la psychanalyse ce que Dada était au surréalisme et le lettrisme au situationnisme, l’hypnose est à la psychanalyse ce que l’Ancien Testament était au Nouveau, c’est-à-dire l’avant-garde sauvage, le lieu obscur et magique d’où se dégagèrent écoles et églises universelles, la société primitive qui servit de pivot à l’Etat national, passant de l’ombre des sorciers à la lumière des cathédrales.
A quoi vise la psychanalyse ? A quoi sert-elle ?
Le but, on le répète à qui mieux mieux, c’est la thérapie (bien sûr) ; mais lorsque l’analyse devient infinie, et elle ne peut guère que le devenir (à moins qu’elle ne rate, évidemment), elle ne fait que renforcer un état de manque, elle réinjecte à loisir du sens à sa propre pratique, construisant, pièce par pièce, des machines à paroles, des monolinguistes, des bêtes... A mesure, donc, de sa propre " réussite ", elle rend complètement absurde et caduque sa visée originelle, l’étouffe dans ce qu’elle crée, et le but de la psychanalyse ne devient rien d’autre que sa propre pratique inlassable et incessante, jamais lassante, l’analyse devient à elle-même sa propre fin, elle substitue à toute autre pratique performative de la parole, le " monologue du sujet ", et c’est à ce sujet qu’on peut parler d’une pratique magique ou sorcière, c’est à l’égard de cet objet que l’on peut parler d’un envoûtement.
" et ce n’est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leurs thérapeutiques intempestives et hybrides,
" c’est qu’ils en font. "
(Antonin Artaud)
William Burroughs disait d’un écrivain qu’il met simplement à la lumière ce que nous savons, mais que nous ne savons pas que nous savons. Ce qu’il faudrait corriger ainsi : savoir ce que nous savons avant de l’oublier à nouveau ; et nous oublions toujours. Chaque poème est une expérience de ravissement par l’infra-mince qui, après son advenue dans la présence, s’évanouit ; ce qui auparavant était séparé et s’y noue, s’y sépare à nouveau d’une façon encore plus accrue.
" La représentation du tragique repose avant tout sur ceci que l’énorme, comme le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, sans limite, la puissance de la nature et le plus intime de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir-Un illimité se purifie par une séparation illimitée.
" En tel moment, l’homme oublie, soi-même et le Dieu, et se retourne, de façon pieuse et assurément, comme un traître. A la limite extrême de la passion, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l’espace. "
(Friedrich Hölderlin)
A cet égard, le poète le plus sollicité du dernier siècle, Antonin Artaud, est dans tous ses dires une pure expérience répétée de ravissement par l’infra-mince ; car ce qu’il ne cesse de nous répéter, à savoir la réalité des envoûtements, est précisément ce que nous ne cessons de ne pas prendre en compte. A savoir et pour finir que ça se fait, et que le lieu où ça se fait le plus, à part dans l’amour, c’est chez les médecins.
Car c’est par les médecins, et non par les malades, que les névroses sont nées.
Car c’est par les médecins, et non par les malades, que cette magie noire se transmet.
* *
De retour du Mexique en octobre 1936, Antonin Artaud écrit Les nouvelles révélations de l’Être ainsi qu’une première version d’Un voyage au pays des Tarahumaras qu’il décide de publier anonymement. Il explique à plusieurs reprises le choix de substituer à son nom les trois étoiles de l’anonymat, par le fait qu’il ne possède pas encore son nouveau nom. Il possède une canne, que lui a offert son ami René Thomas ainsi qu’une épée de Tolède, confié par un sorcier de la Havane lors d’une escale. Il tombe amoureux de Cécile Schramme, qu’il compte épouser, mais, après bien des péripéties, le mariage avorte. Après avoir commencé une nouvelle liaison avec une femme nommée Anne Manson, il part pour Dublin, avec sa canne et son épée, " à la recherche de la dernière descendance authentique des Druides, celle qui possède les secrets de la philosophie druidique, sait que les hommes descendent du dieu de la mort " Dis Pater " et que l’humanité doit disparaître par l’eau et le feu ". Les lettres que nous possédons de son périple irlandais s’échelonnent entre le 14 Août et le 21 septembre. Il est emprisonné à Dublin puis embarqué pour le Havre le 29 septembre 1937, dans des conditions encore relativement inexpliquées. Fin 1937, sa famille le retrouve à l’asile de Sotteville-lès-Rouen, il est transféré à Saint-Anne à Paris, puis le jeune docteur Lacan l’envoie littéralement crever à Ville-Evrard (" cet homme n’écrira plus jamais "), enfin à Rodez en 1943. Ce n’est qu’en décembre 1943 qu’il recommence à écrire. Grâce à un groupe de nouveaux amis, dont Marthe Robert et Arthur Adamov, il est libéré en avril 1946 où il part vivre dans une relative indépendance à la maison de santé du docteur Delmas, à Ivry-sur-Seine. Il mourra moins de deux ans plus tard, le 4 mars 1948, d’un cancer du rectum. Ses derniers mots écrits sont : " de continuer de faire de moi cet envoûté éternel etc. etc. ". Son dernier grand texte, écrit pour la radio en février de cette même année, était Pour en finir avec le jugement de Dieu.
On ne sait au juste à quoi Artaud a occupé ses jours en Irlande (un peu plus d’un mois), entre Dublin, les îles d’Aran et Galway, mais à lire les lettres qu’il envoie alors, on le sent bouillonner, toucher quelque chose, le rejeter aussitôt, se reprendre, et finalement remonter une généalogie divine effrayante, mêlant le Christ aux dieux de l’Inde, la pensée présocratique à ses intuitions mexicaines. Une remarque étrangement intuitive conclut la dernière lettre adressée à André Breton : " Il se peut que j’aille en Prison d’ici quelque temps. Ne vous inquiétez pas, ce sera volontaire et pour peu de temps. Je vous ai dit que j’avais lu dans les Tarots que j’aurai à me battre avec la justice mais que je ne savais pas si elle me casserait la gueule ou si ce serait moi qui la lui casserais. Ce sera moi qui la lui casserai "
(Lettre du 5 septembre 1937).
André Breton et Antonin Artaud se sont revus après le retour d’Artaud du Mexique. Leur amitié retrouvée a également pris dans l’esprit d’Artaud une nouvelle tournure : à partir de leurs retrouvailles, Artaud voit en Breton : " Si j’ai tenu plusieurs fois à vous dire que le profond sentiment d’équité humaine et de justice éclairée que je voyais en vous, me frappait, ce n’était pas une flatterie, mais une prédiction que je vous faisais sous une forme voilée " (23 août 1937).
Cette alliance qu’Artaud contracte avec Breton est politique, mais elle n’est politique qu’au regard de la place particulière que Breton a pris politiquement à partir de ses retrouvailles avec Artaud. On brûle de ne connaître les lettres que lui-même envoya à Artaud en retour des siennes en Irlande, et qui furent perdues par l’Histoire. Mais on sait du moins que depuis un bon bout de temps, Breton a pris des distances irrévocables avec le Parti Communiste, présente une opposition farouche, nette, aux différents types de nazisme ou fascisme ; il se rapprochera progressivement des anarchistes après guerre.
A cet instant, Artaud hait de plus en plus tout pouvoir politique existant. Et il fulmine littéralement lorsqu’on lui parle de la gauche. A Anne Manson, le 15 ou 16 septembre 1937, il écrit : " Va-t’en maintenant aux Deux Magots, Femme, trahis-moi. Révèle-leur que je suis à Dublin et qu’ils viennent donc me prendre. Mais avertis-les de ce qui leur pend au nez. Car ce sera implacable et SANS Merci. Il faut qu’ils sachent tous que je ne reviendrai pas seul, mais avec une armée. S’ils me croient fou, mégalomane ou maniaque, tant pis pour eux. Et s’ils croient que je me vante ce sont des imbéciles. Dis leur que voilà des années que je les hais, eux et leurs idées politiques, sociales, morales, amorales et immorales. Dis leur que je les prends pour des crapules et pour des cons. Dis leur que je chie sur la république, la démocratie, le socialisme, le communisme, le Marxisme, l’idéalisme, le matérialisme, dialectique ou non, car je chie aussi sur la dialectique et je vais te le prouver plus loin. Je chie sur le Front Populaire et le Gouvernement de Rassemblement Populaire, je chie sur l’Internationale, 1ère, 2e et 3e, mais je chie aussi sur l’idée de Patrie, je chie sur la France et sur tous les Français, sauf ceux que j’ai personnellement avertis d’Irlande et avec qui je suis en correspondance. Les Français, qu’ils se croient de Droite ou de Gauche, sont tous des cons et des propriétaires, et dans ce puant café où je t’envoie, où ils m’ont tous fatigué et exaspéré avec leurs querelles et leurs intérêts, je n’ai vu que des propriétaires, des installés, des installés aveuglés par l’existence et qui ont tous répandu les ténèbres sur l’Existence. J’en ai éperdument ASSEZ. "
Et c’est précisément ce qu’il ne faut pas oublier lorsque Artaud peut écrire à Breton : " Vous n’avez pas pu trouver votre place dans la Politique car la Politique est le fait des hommes et vous êtes un Inspiré et les Hommes n’ont jamais voulu des Inspirés. Votre place sera, de faire la guerre à la Politique et vous allez devenir le chef d’un Mouvement de guerre contre tous les cadres Humains (...) Et c’est parce que je vous ai toujours vu au-dessus de tout cela que j’ai toujours souffert de vous voir plier, vous Breton, aux cadres, aux règles et aux dénominations Humaines qui se manifestent dans les Systèmes, les Doctrines et les Partis. "
Il faut alors qu’Artaud ait vu dans Breton comme dans le surréalisme un peu plus que le phénomène d’histoire littéraire qu’il nous est donné aujourd’hui d’apprendre à l’école, un peu plus que cette vague doctrine poétique historiquement circonscrite et qu’on nous rappelle dans des colloques ou des études, il faut qu’Artaud ait percé dans les grandes intuitions de Breton, et avec la cruauté qu’on lui connaît, une possibilité encore inapparente, et pourtant majeure, et qu’il nomme justice ou équité.
Cette justice, en effet, le surréalisme l’a faite : elle l’a faite au langage, et aux pouvoirs de la parole, qu’il s’agit de rendre, non à un jeu de pouvoir et de contre-pouvoir, mais à la puissance d’extermination de tout pouvoir. Les mots font l’amour. Il s’agit de combattre la suggestion par l’incarnation, c’est-à-dire le langage de la manipulation par la cruauté ponctuelle d’une énonciation suffisante. De là cette constellation trans-historique de comètes irréductibles : Sade, Fourier, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Brisset, Roussel, Vaché, Cravan. De là le choix du merveilleux (Rimbaud) contre le mystère (Mallarmé), soit la primauté donnée à l’immanence magique, la rencontre, sur le repli du réel dans son auto-transcendance.
Et à ce compte, les deux très mauvaises rencontres du surréalisme à travers André Breton sont bien le marxisme et la psychanalyse :
Le marxisme en ce qu’il relaie le capitalisme dans l’exploitation sociale des forces humaines tendues vers le surhumain, en ce qu’il n’est qu’un changement de régime au sein d’un règne de déterminations paralysées.
La psychanalyse en ce qu’elle se substitue à la clinique dans la régulation sociale des psychismes bouleversés par l’apparition de phénomènes poétiques à travers l’inconscient.
Si, alors, sous l’influence d’Artaud, devenant magicien par transport chamano-druidique, le surréalisme coupait avec les alliances conjuguées du marxisme et de la psychanalyse, il se trouverait enfin prêt à jouer son véritable rôle historique de révolution totale. Soit une tentative d’application politique du poétique qui partirait de Charles Fourier plutôt que de Marx, de Nietzsche plutôt que de Hegel, de Jean-Pierre Brisset plutôt que de Saussure, de Nerval plutôt que de Freud.
Cela, seule une lecture anthropologique de notre monde, basée sur les catégories archaïques de la magie, pouvait le faire : seule une lecture comprenant les liens familiaux et sociaux sous la forme de contrats langagiers et d’influences psychiques pouvait le faire, et c’est précisément celle que fera, malgré lui tout de même, Antonin Artaud au sein de ses expériences psychiatriques, le long de son internement sacrificiel, de 1938 à 1946.
Au fond, les surréalistes aussi ne cessaient d’oublier la chose qu’ils savaient et qu’ils savaient qu’ils savaient. Car les surréalistes ne voulurent jamais vraiment s’avouer qu’ils ne s’étaient préoccupés de la psychanalyse que pour mieux la pervertir. En rencontrant André Breton, Freud lui-même ne le prit que pour un excité et un malade. Au lieu de se servir des outils psychanalytiques dans le but de perlaborer leurs refoulements, les surréalistes se laissaient naturellement séduire par les productions de leurs psychés. Reprenant la méthode rimbaldienne d’automutilation, ils savaient qu’ils devenaient d’avantage dans l’auto-aliénation que par les vaines tentatives de retrouver leur vérité perdue dans l’enfance, leur authenticité de pur toc. Ils savaient mais ils ne voulaient pas le savoir, du moins pas l’admettre, que leur héroïsme venait de la perversion qu’ils faisaient subir à la psychanalyse, en se laissant séduire par les sirènes de l’inconscient ; et que, comme disait Nietzsche, on peut admirer un homme que s’il ne se cherche pas lui-même.
Ce qu’a foutu Artaud dans les hôpitaux, on le sait, c’est se créer des armes, et ces armes ce sont des mots ou des livres qui hurlent lorsqu’on les ouvre, qui cognent les formes et frappent les curieux.
C’est ce que Artaud appelle une technique contre les envoûtements ; car parmi ses différentes possibilités, en effet, le langage possède la suggestion, et c’est la suggestion qui réunit sorciers, médecins et politiciens, et si la psychanalyse s’est séparée de l’hypnose, c’est pour recouvrir les traces de sa possibilité, pour masquer ce que sa pratique révèle à toute oreille avertie, la toute-puissance de la suggestion.
De même que le christianisme ne s’est détaché du judaïsme que pour mieux masquer le profond archaïsme de la messe, la pure manipulation sorcière des prêtres.
Ainsi, la tache de l’hypnose ne disparaît ni ne se contracte mais s’étale à travers l’invention de la psychanalyse, elle se difracte dans toutes les couches fluides de la société, et c’est une remarque bête mais fondée que de dire que la pratique langagière la plus ancrée dans nos rapports humains est aujourd’hui codifiée par la psychanalyse, que nous parlons le freud dans presque tous les cas, que nous ne cessons de nous psychanalyser les uns les autres, et que, même seul, nous nous retrouvons avec des symptômes qui précédemment n’existaient pas.
Et c’est aujourd’hui tout l’Occident qui vit envoûté par le spectre funeste de la psychanalyse.
La psychanalyse est aujourd’hui vraie, et ce dans la même mesure que Dieu existait avant que Nietzsche ne le tua une dernière fois (et cette fois-ci c’était la bonne), la psychanalyse existe aujourd’hui de la tournure qu’a pris notre regard rétroactif sur les événements, elle est vraie interprétativement, et rien n’explique mieux le monde d’aujourd’hui que la psychanalyse.
Mais ce monde aurait pu tout aussi bien être un autre, comme il l’avait été, et comme il le sera quand tous les fondements de la psychanalyse auront été détruits les uns après les autres.
Il n’y aura plus d’Œdipe lorsqu’on cessera de nous l’injecter, que ce soit par les films, la télévision ou les discours d’autorité.
Et si nous nous décidons enfin à écouter Antonin Artaud, peut-être comprendrons-nous enfin, et vraiment, que là où l’on voyait des pratiques langagières, de la recherche ou de la thérapie, il n’y avait que de la magie.
Pacôme Thiellement
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