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Fibres de lumière sortant du plexus solaire

« La petite fumée t’aidera à voir les hommes comme des fibres de lumière.
– Des fibres de lumière ?
– Oui, des fibres, comme de blanches toiles d’araignée. Des fils très fins qui vont de la tête au nombril. L’homme ressemble alors à un œuf de fibres vivantes. Ses bras et ses jambes deviennent de lumineux poils de soie scintillant dans toutes les directions.
– Est-ce que tout le monde a cette apparence ?
– Tout le monde. De plus chaque homme est en contact avec tout le reste, non pas avec ses mains, mais grâce à un faisceau de longues fibres jaillies du centre de son ventre. Ces fibres mettent l’homme en relation avec la totalité de son environnement, elles préservent son équilibre, elles lui confèrent la stabilité. Ainsi, comme tu le verras peut-être un jour, un homme, qu’il soit mendiant ou roi, est un œuf lumineux; et il n’y a pas de manière de changer quoi que ce soit. Ou plutôt, que pourrait-on changer dans cet œuf lumineux ? Quoi donc ? »

La « fontanelle » de la volonté, un centre de gravité au niveau du nombril

Notre volonté opère en dépit de notre complaisance. C’est ainsi que par exemple ta volonté ouvre peu à peu ta trouée.
– De quelle trouée parlez-vous ?
– En nous, il y a une trouée et, un peu comme la fontanelle sur la tête des enfants qui se referme avec l’âge, cette trouée s’ouvre au fur et à mesure que l’on développe sa volonté.
– Où est cette trouée ?
– A l’endroit où sont tes fibres lumineuses, dit-il en pointant le doigt sur son ventre.
– A quoi ressemble-t-elle ? A quoi sert-elle ?
– C’est une ouverture qui crée un espace permettant à ta volonté de s’élancer au-dehors, comme une flèche.
– La volonté est-elle un objet ? Ou comme un objet ?
– Non. J’ai seulement dit cela pour que tu comprennes. Ce qu’un sorcier appelle volonté est une force en nous. Ce n’est pas une pensée, ni un objet, ni un souhait. Cesser de poser des questions ce n’est pas de la volonté, car cela exige de penser et de souhaiter. La volonté, c’est ce qui te permet de vaincre alors même que tes pensées te déclarent vaincu. La volonté c’est ce qui te rend invulnérable. La volonté, c’est ce qui envoie un sorcier à travers un mur, à travers l’espace, dans la lune s’il le désire » (…)
Il décrivit la volonté comme une force qui était le véritable trait d’union entre l’homme et le monde. Il prit grand soin de préciser que le monde était l’ensemble de ce que nous pouvions percevoir quel que soit le mode de perception envisagé. Don Juan expliqua qu’il fallait entendre par « percevoir le monde » le processus par lequel nous appréhendons toute chose qui se présente à nous. Cette « perception » particulière s’accomplissait par nos sens et par notre volonté. Je lui demandai si la volonté était un sixième sens. Il déclara que c’était plutôt un certain rapport entre nous et le monde perçu. (…)

« Ce que tu appelles volonté, c’est le caractère et une forte disposition. Ce qu’un sorcier appelle volonté, c’est une force qui vient de l’intérieur de nous-mêmes et qui va se greffer sur le monde en dehors de nous. Elle sort par le ventre, là où sont tes fibres lumineuses. »
Il frotta son nombril pour me montrer la zone dont il parlait.

L’acquisition de la volonté

Je pourrais dire que le guerrier apprend sans se presser parce qu’il sait qu’il attend sa volonté. Et un beau jour il accomplit un acte pratiquement impossible à accomplir ordinairement. Il se peut qu’il ne se  rende pas lui-même compte de son extraordinaire exploit. Mais comme il continue d’accomplir des actes impossibles, ou comme des choses impossibles continuent à lui arriver, il finit par prendre conscience qu’une sorte de pouvoir est en train d’émerger. Un pouvoir qui sort de son corps au fur et à mesure qu’il s’avance sur le chemin de la connaissance. Au début, c’est comme une démangeaison au ventre, ou un point chaud, qui ne peut pas être soigné; puis il éprouve une douleur, un grand malaise. Parfois la douleur et le malaise sont tels que le guerrier est pris de convulsions qui peuvent durer des mois. Plus les convulsions sont sévères, mieux cela vaut. Un excellent pouvoir s’annonce par de grandes souffrances.
« Quand les convulsions cessent, le guerrier remarque qu’il a des sensations bizarres par rapport aux choses. Il remarque qu’il peut maintenant toucher tout ce qu’il veut avec une sensation qui sort juste au-dessus ou juste en dessous de son nombril. Cette sensation c’est la volonté, et quand il devient capable de s’en servir pour attraper les choses, on peut vraiment dire que le guerrier est un sorcier, et qu’il a acquis la volonté. »

Dans « Le voyage à Ixtlan » :

Les lignes lumineuses du monde

Ne-pas-faire est réservé aux guerriers très forts et tu n’as pas encore le pouvoir de t’y frotter. De ta main tu n’attraperais que des choses terribles. Donc exerce-toi peu à peu jusqu’à ce que ta main ne se refroidisse plus ; lorsque la main reste chaude on peut vraiment sentir les lignes du monde. »
Il s’arrêta comme pour me donner le temps de le questionner, mais avant que je n’ouvre la bouche il m‘expliqua qu’un nombre infini de ces lignes nous reliait aux choses. Il précisa que cet exercice de « ne-pas-faire » pouvait aider n’importe qui à sentir une ligne qui sortait de sa main en mouvement, une ligne que l’on pouvait placer ou jeter où l’on voulait. Il ajouta qu’il ne s’agissait que d’un exercice, car dans une situation concrète les lignes formées par la main ne duraient pas suffisamment pour servir à quelque  chose.
« Un homme de connaissance se sert d’autres parties de son corps pour produire des lignes durables.
– De quelle partie du corps ?
Les lignes les plus durables qu’un homme de connaissance puisse produire viennent du milieu de son corps, mais il peut aussi les faire avec ses yeux.
– Sont-elles réelles ?
– Certainement.
– Peut-on les voir, les toucher ?
– Disons que tu peux les sentir. Ce qu’il y a de plus difficile dans l’attitude du guerrier c’est de se rendre compte que le monde n’est qu’une sensation. Lorsqu’on ne-fait-pas, on sent le monde, et on sent le monde au travers de ses lignes. » (…)

Alors je réalisai que le soleil m’inondait de sa lumière. Vaguement je pus distinguer une lointaine chaîne de montagnes vers l’ouest. Le soleil touchait presque l’horizon. Je le fixai, et soudain je vis les « lignes du monde ». Je perçus la plus extrême profusion de lignes blanches fluorescentes qui coupaient toute chose autour de moi. Pendant un instant je pensai qu’il s’agissait de la lumière du soleil réfractée par mes cils. Je clignai des yeux et regardai à nouveau.
Les lignes restaient constantes et surimposaient à tout ce qui existait aux environs ou le traversait. Je me retournai pour observer un nouveau monde extraordinaire. Les lignes étaient visibles et constantes même quand je regardais le soleil dans le dos.

Dans « Histoires de pouvoir »

Le pouvoir permet la constitution d’un double

– Bien, disons qu’un sorcier peut se dédoubler, dit don Juan. C’est tout ce qu’on peut dire.
– Mais en est-il conscient ?
– Bien sûr qu’il est conscient de se dédoubler.
– Sait-il qu’il se trouve à deux endroits en même temps ?
Tous les deux me regardèrent et échangèrent  ensuite un regard.
– Où est l’autre don Genaro ? demandai-je.
Don Genaro se pencha vers moi et me regarda dans les yeux.
– Je ne sais pas, dit-il doucement. Aucun sorcier ne sait où se trouve son double.
– Genaro a raison, dit don Juan. Un sorcier ne se doute pas qu’il est à deux endroits en même temps. En être conscient serait l’équivalent de se présenter devant son double, et le sorcier qui se trouve face à face avec lui-même est un sorcier mort. Telle est la règle. C’est ainsi que le pouvoir a établi les choses. Personne ne sait pourquoi. Don Juan expliqua que, lorsqu’un guerrier avait maîtrisé les actes de rêver et de voir, et avait développé un double, il devait aussi avoir réussi à effacer son histoire personnelle, sa suffisance et ses routines. Il dit que toutes les techniques qu’il m’avait apprises et que j’avais considérées comme du bavardage creux étaient essentiellement des moyens de faire disparaître l’impossibilité d’avoir un double dans le monde ordinaire, en rendant la personnalité et le monde fluides, et en les transportant hors des limites de la prédiction.
– Un guerrier fluide ne peut plus se représenter le monde de façon chronologique, expliqua don Juan. Et pour lui le monde et lui-même ne sont plus des objets. Le guerrier est un être lumineux, qui existe dans un monde lumineux. Le double est une affaire simple pour un sorcier, parce qu’il sait ce qu’il est en train de faire. Prendre des notes est pour toi une affaire simple, mais avec ton crayon tu fais encore peur à Genaro.
– Mais un observateur qui regarde un sorcier peut-il voir que celui-ci est simultanément dans deux endroits différents ? demandai-je à don Juan.
– Certainement. Ce serait la seule façon de le savoir.

La volonté et la région ombilicale

« Genaro sent, au point où nous en sommes, qu’il doit s’assurer que tu as emmagasiné suffisamment de pouvoir personnel pour que tu puisses transformer ta volonté en une unité agissante. »
La volonté était un autre concept que don Juan avait décrit d’une manière méticuleuse, sans toutefois le rendre explicite. De ses explications j’avais conclu que la « volonté » était une force qui émanait de la région ombilicale, à travers une ouverture invisible en dessous du nombril et qu’il appelait la « brèche ». En principe la « volonté » n’était cultivée que par les sorciers. Elle leur apparaissait enveloppée de mystère et on prétendait qu’elle leur donnait la capacité d’accomplir des actions extraordinaires.
Je fis remarquer à don Juan qu’il me semblait improbable qu’une chose aussi vague pût devenir jamais une unité agissante dans ma vie.
– C’est là que tu te trompes, dit-il. La volonté se développe chez un guerrier en dépit de toute opposition de la raison (…)

Nous sommes des êtres lumineux

– Nous sommes des êtres lumineux, dit-il, en secouant la tête rythmiquement, et pour un être lumineux, la seule chose qui compte c’est le pouvoir personnel. Mais si tu me demandes ce que c’est que le pouvoir personnel, je dois te dire que mon explication ne t’en fournira aucune. (…)

– Je ne cherche pas de vraies marques sur ton corps, mais des signes, des indices, dans tes fibres lumineuses, réseaux de luminosité. Nous sommes des êtres lumineux et tout ce que nous sommes ou tout ce que nous ressentons se manifeste dans nos fibres. Les êtres humains ont une luminosité qui leur est propre. C’est la seule façon de les distinguer des autres êtres lumineux vivants.

Extension de soi

Je lui demandai ce qu’il entendait par « se fondre ». Il répondit qu’il n’y avait pas moyen de l’expliquer, que c’était le corps qui, en contact avec d’autres corps par l’intermédiaire de l’observation, sentait ou agissait. Puis il explicita la question en ajoutant que, dans le passé, il avait dénommé ce processus « voir » ; celui-ci consistait en un moment de calme véritable, suivi d’un prolongement vers l’extérieur d’une partie du moi, prolongement qui rencontrait un autre corps ou un élément quelconque du domaine de notre perception et se fondait avec lui.

 Notre puissance créatrice (nagual) appartient à l’âme

– On peut dire que le nagual rend compte de la créativité, dit-il enfin, en me transperçant du regard. Le nagual est la seule partie de nous qui peut créer. Il se tut de nouveau, en me regardant. Je sentais qu’il était enfin en train de me conduire dans un domaine sur lequel j’aurais souhaité qu’il me donnât plus de lumières. Il avait dit que le tonal ne créait rien, mais qu’il observait et évaluait. Je lui demandai comment, d’après lui, nous pouvions construire des structures et des machines superbes.
– Ce n’est pas de la créativité, dit-il. C’est de la reproduction. Nous pouvons reproduire n’importe quoi avec nos mains, individuellement ou de concert avec les mains d’autres tonals. Un groupe de tonals peut reproduire n’importe quoi, des structures superbes, comme tu dis.

Voir le nagual (monde invisible de plus haute fréquence)

– Lorsqu’on entre en rapport avec le nagual, il ne faut jamais le regarder en face, dit-il. Ce matin tu l’as transpercé de ton regard, et c’est pour cette raison qu’il t’a terrassé. On ne peut regarder le nagual que comme si c’était une affaire banale. Il faut battre des paupières pour rompre la fixité. Nos yeux sont les yeux du tonal, ou peut-être serait-il plus exact de dire que nos yeux ont été entraînés par le tonal et, par conséquent, le tonal les revendique. Une des sources de notre stupéfaction et de notre malaise, c’est que ton tonal ne veut pas quitter tes yeux. Le jour où cela aura lieu, le nagual aura gagne une grande bataille. Ton obsession, ou plutôt l’obsession de chacun, consiste à arranger le monde selon les règles du tonal ; donc chaque fois que nous sommes confrontés avec le nagual, nous dévions de notre but en rendant nos yeux rigides et intransigeants. Moi je dois faire appel à la partie de ton tonal qui comprend ce dilemme, et toi tu dois faire un effort pour libérer tes yeux. Le tout c’est de convaincre le tonal de l’existence d’autres mondes, à travers les mêmes fenêtres. Le nagual t’est apparu ce matin. Laisse donc tes yeux en liberté ; laisse-les devenir des fenêtres. Les yeux peuvent être des fenêtres qui s’ouvrent sur l’ennui ou qui plongent dans cet infini.

Sans le pouvoir, le soi est dissocié. Le pouvoir procure l’unité

Cette chère unité que j’appelais «moi » n’existait plus. Il n’y avait rien, et pourtant ce néant était rempli. Il n’y avait ni lumière ni obscurité, ni chaud ni froid, ni agréable ni désagréable. Je ne me déplaçais pas, ni ne flottais, ni ne restais sur place, et je ne constituais pas non plus une seule unité, une personnalité comme j’avais l’habitude d’être. J’étais une multitude de personnalités, qui toutes étaient « moi », une colonie d’unités séparées qui étaient particulièrement solidaires les unes des autres, et qui se joindraient inévitablement, pour former une conscience unique, ma conscience d’homme. Je ne pouvais pas dire que je le savais sans l’ombre d’un doute, car il n’y avait rien que j’aurais pu « savoir », et toutefois toutes les unités de ma conscience  » savaient » que le « je », le « moi » de mon monde familier était un faisceau, un conglomérat de sentiments séparés et indépendants, qui avaient une solidarité mutuelle inébranlable. Cette solidarité inébranlable de mes innombrables consciences, cette fidélité que toutes ces parties se vouaient respectivement constituait ma force vitale.
Une fois don Juan avait affirmé qu’au moment de notre mort, la totalité de notre être explosait et, que sans la force agglutinante de la vie, les différentes parties se séparaient et tombaient, comme les perles d’un collier cassé. On aurait pu décrire cette sensation de dispersion en disant que les pépites de la conscience étaient éparpillées; chacune était consciente d’elle-même, et aucune ne dominait les autres. Puis, quelque chose les aurait fait bouger, elles se seraient unies et auraient émergé à l’intérieur d’un espace où elles constitueraient toutes un groupe, qui était le « moi » que je connaissais. Enfin en tant que « moi », que « moi-même », j’aurais été témoin d’une scène cohérente, me montrant l’organisation du monde, ou d’une scène qui appartenait à un autre monde et qui aurait relevé de l’imagination pure, ou enfin, d’une scène de l’ordre de la « pensée pure », c’est-à-dire dont les images auraient correspondu à des systèmes intellectuels, ou à des idées reliées par des verbalisations. Dans certaines scènes, je me parlais à cœur joie. Après chacune de ces images cohérentes, le « moi » se désintégrait et, de nouveau, se réduisait à zéro. (…)

La partie énergétique (nagual) de soi est une force que l’on accède par notre centre

– On ne peut pas faire allusion à l’inconnu, dit-il.
On ne peut qu’en être le témoin. L’explication des sorciers dit que chacun de nous a un centre à partir duquel on peut contempler le nagual : ce centre s’appelle la volonté. C’est ainsi qu’un guerrier peut se hasarder dans le nagual, en laissant son faisceau s’ordonner et se désajuster de toutes les façons possibles. Je t’ai dit que la façon dont s’exprime le nagual est une affaire personnelle. Je veux dire qu’il appartient à chaque guerrier de diriger l’arrangement et le désajustement du faisceau. La forme humaine ou le sentiment est la forme originale et peut-être celle qui nous est le plus chère ; il existe pourtant un nombre infini d’autres formes, que le faisceau peut adopter. Je t’ai dit qu’un sorcier peut prendre toutes les formes qu’il désire. C’est vrai. Un sorcier qui est en possession de la totalité de soi-même peut diriger les parties constitutives de son faisceau, pour les réordonner de n’importe quelle façon, concevable ou inconcevable. La force de la vie est ce qui rend possible cet entremêlement. Quand elle est épuisée, il n’y a plus moyen de reconstituer le faisceau.

« Ce faisceau, je l’ai appelé la bulle de perception. J’ai dit aussi qu’il est scellé, hermétiquement fermé, et qu’il ne s’ouvre jamais, sauf au moment de notre mort. Et pourtant, on peut l’ouvrir. Il est évident que les sorciers ont appris ce secret et, même si tous ne parviennent pas à leur propre totalité, ils en connaissent la possibilité. Ils savent que la bulle ne s’ouvre que lorsqu’ils plongent dans le nagual. Hier je t’ai donné une récapitulation de toutes les démarches que tu as suivies pour arriver à ce stade. »

La constitution énergétique de l’être humain

En jaune, les deux points (localisation hypothétique) qui ne sont pas évoqués directement par Don Juan.

Puis il jeta des cendres sur le sol, à côté de la lampe, en couvrant une surface d’une soixantaine de centimètres carrés, et traça avec ses doigts un diagramme qui consistait en huit points reliés entre eux par des lignes. C’était une figure géométrique trapézoïdale.
Il avait dessiné une autre figure similaire quelques années auparavant, quand il avait essayé de m’expliquer que, si j’avais observé la même feuille tomber quatre fois du même arbre, ce n’était pas l’effet d’une illusion.
Le diagramme tracé dans les cendres comportait deux épicentres; l’un, il l’appela raison, l’autre, volonté. La raison était reliée directement à la parole ; en outre, la parole établissait un lien entre la raison, d’une part, et le rêve, le sentiment, et l’acte de voir d’autre part. L’autre épicentre, la volonté, était directement relié au sentiment, au rêve et à l’acte de voir et, indirectement, à la raison et à la parole.
Je remarquai que le diagramme était différent de celui que j’avais copié quelques années plus tôt.

– La forme extérieure n’a pas d’importance, dit-il.
Ces points représentent l’être humain et on peut les tracer comme on veut.
– Est-ce que vous représentez le corps de l’être humain ? demandai-je.
– Ne l’appelle pas corps, dit-il. Ce sont huit points sur les fibres d’un être lumineux. Comme tu peux le voir sur le diagramme, un sorcier dit qu’un homme est avant tout volonté, parce que la volonté est directement reliée aux autres cinq points, qui incluent le sentiment, le rêve et l’acte de voir ; puis, en deuxième lieu, l’être humain est raison. C’est à vrai dire un centre moins important que la volonté, car il n’est en relation qu’avec la parole.
– Quels sont les deux autres points, don Juan ?
Il me regarda et sourit.
– Aujourd’hui tu es bien plus fort que tu ne l’étais  la première fois que nous avons parlé de ce diagramme, dit-il. Mais tu n’es pas encore assez fort pour connaître tous les huit points. Un jour viendra où Genaro te montrera les deux qui restent.
– Est-ce que tout le monde possède ces huit points ou n’est-ce que l’apanage des sorciers ?
– Nous pouvons dire que chacun de nous vient au monde avec huit points dont deux, la raison et la parole, sont connus de tous. Le sentiment est toujours imprécis mais, d’une façon ou d’une autre, familier. Toutefois ce n’est que dans le monde des sorciers que l’on se familiarise complètement avec le rêve, l’acte de voir et la volonté. Enfin, ce n’est qu’à la limite extérieure de ce monde que l’on rencontre les deux autres points. Les huit points constituent la totalité de soi-même.
Il me montra qu’au fond tous les points du diagramme pouvaient être reliés entre eux indirectement.
Je lui posai de nouveau la question concernant les deux mystérieux points qui restaient. Il me montra qu’ils n’étaient en rapport qu’avec la volonté et qu’ils se trouvaient loin du sentiment, du rêve et de l’acte de voir, et bien plus de la parole et de la raison. Il fit un signe du doigt pour indiquer qu’ils étaient isolés, non seulement du reste, mais aussi l’un de l’autre.

– Ces deux points ne se soumettront jamais ni à la parole ni à la raison, dit-il. La volonté est la seule à pouvoir les manipuler. La raison en est si éloignée, qu’il est absolument inutile d’essayer de se les représenter. C’est une des choses les plus difficiles à comprendre ; en effet le point fort de la raison est de raisonner sur tout.
Je lui demandai si les huit points correspondaient à des zones du corps humain ou à certains organes.
– Oui, répondit-il sèchement, et il effaça le diagramme.
Il me toucha la tête et dit qu’elle était le centre de la raison et de la parole. L’extrémité de mon sternum était le centre du sentiment. La zone en dessous du nombril correspondait à la volonté. Le rêve était localisé sur le côté droit, contre les côtes. Voir se trouvait sur la côté gauche. Il dit que quelquefois, chez certains guerriers, voir et rêver se trouvaient du côté droit.

Dans « Le Second Anneau de pouvoir »

Complétude et pouvoir personnel

J’ai fait tout ce que le Nagual m’a dit, et une nuit, dans ce même ravin, dans cette même caverne, je me suis retrouvée complète. Je m’étais endormie exactement à l’endroit où je suis en ce moment, et ensuite un bruit m’a réveillée. J’ai levé les yeux et je me suis vue comme j’étais autrefois, mince, jeune, fraîche. C’était mon esprit qui revenait à moi. Au début, il n’a pas voulu venir plus près parce que j’avais encore l’air drôlement affreuse. Mais ensuite il n’a pas pu s’empêcher de venir à moi. J’ai alors compris, aussitôt et tout d’un coup, ce que le Nagual avait eu tant de mal à me dire pendant des années. Il m’avait dit que quand on a un enfant, cet enfant prend le bord tranchant de notre esprit. Pour une femme, avoir une fille signifie la fin de ce bord tranchant. En avoir eu deux comme moi, cela signifiait la fin de moi-même. Le meilleur de ma force et de mes illusions s’en était allé avec ces filles. Elles ont volé mon tranchant (comme disait le Nagual) de la même façon que j’avais volé celui de mes parents. C’est notre destin. Un garçon vole la plus grande part de son tranchant à son père, une fille à sa mère. Le Nagual disait que les gens qui ont eu des enfants – s’ils ne sont pas aussi têtus que vous – peuvent dire que quelque chose manque en eux-mêmes. Une certaine folie, une certaine vigueur, un certain pouvoir qu’ils avaient auparavant, ont disparu. Ils avaient cela, mais où est-ce maintenant ? Le Nagual disait que c’est dans le petit enfant courant en tous sens dans la maison, plein d’énergie, plein d’illusions. En d’autres termes, complet. Il disait que si nous observons les enfants, nous pouvons affirmer qu’ils sont audacieux : ils se meuvent par bonds. Si nous observons leurs parents, nous pouvons voir qu’ils sont circonspects et timides. Ils ne bondissent plus. Le Nagual m’a dit que nous expliquons cela en disant que les parents sont des adultes, et qu’ils ont des responsabilités. Mais ce n’est pas vrai. La vérité à ce sujet c’est qu’ils ont perdu leur tranchant. »

Retrouver la complétude = Retrouver son âme

– Un homme vide se sert toujours de la plénitude d’une femme, poursuivit-elle. Une femme complète est dangereuse du fait qu’elle est complète, beaucoup plus qu’un homme, On ne peut pas compter sur elle, elle a de l’humeur, elle est nerveuse, mais elle est aussi capable de grands changements. Des femmes comme ça peuvent se prendre en charge et aller n’importe où. Elles n’y feront rien, mais c’est avant tout parce qu’elles n’avaient rien en cours d’accomplissement. Les gens vides, en revanche, ne peuvent plus sauter comme ça, mais on peut davantage compter sur eux. Le Nagual disait que les gens vides sont comme des vers qui regardent dans tous les sens avant d’avancer tant soit peu ; ensuite ils prennent appui, avant d’avancer encore un tout petit peu plus. Les gens complets sont toujours en train de bondir et de faire des cabrioles ; presque toujours ils atterrissent sur leurs têtes, mais ça n’a pas d’importance pour eux.

« Le Nagual disait que pour entrer dans l’autre monde il faut que l’on soit complet. Pour être sorcier il faut que l’on ait toute sa luminosité : pas de trous, pas de pièces, et tout le tranchant de l’esprit. C’est pourquoi un sorcier qui est vide doit retrouver sa plénitude. Homme ou femme, il doit être complet pour entrer dans ce monde là-dehors, cette éternité où le Nagual et Genaro sont maintenant, en train de nous attendre. »

Le double est comme le soleil

Vous avez changé de couleur, juste devant nous, par deux fois. Une des couleurs était si violente que j’ai eu peur que vous ne me tuiez moi aussi.
– Quelle couleur était-ce, Gorda ?
– Blanc. Quoi d’autre ? Le double est blanc, blanc jaunâtre comme le soleil. Je la fixai. Le sourire dans ses yeux me parut tout nouveau.
– Oui, poursuivit-elle, nous sommes des morceaux de soleil. C’est pourquoi nous sommes des êtres lumineux. Mais nos yeux ne peuvent pas voir cette luminosité parce qu’elle est très pâle. Seuls les yeux d’un sorcier peuvent la voir. Et cela arrive après un combat de toute une vie.
Sa révélation m’avait pris complètement au dépourvu. Je tentai de remettre de l’ordre dans mes pensées pour pouvoir poser la question la plus appropriée.
– Est-ce que le Nagual vous a dit quelque chose sur le soleil? demandai-je.
– Oui. Nous sommes tous comme le soleil, mais très, très pâles. Notre lumière est trop faible, mais c’est tout de même de la lumière.
– Mais, est-ce qu’il a dit que le soleil était peut-être le nagual ? insistai-je encore.

 Le double

– Mais dans ce cas qu’est-ce qu’un double ?
– Le double c’est l’autre, le corps que l’on obtient en rêve. Il ressemble à soi-même.

La complétude énergétique

La valeur, c’est que nous avons besoin de tout notre tranchant, de tout notre pouvoir, de toute notre plénitude, pour pouvoir pénétrer dans cet autre monde, dit-elle. J’étais une femme religieuse. Je pourrais, encore aujourd’hui, vous réciter ce que j’avais l’habitude de répéter sans en comprendre le sens. Je voulais que mon âme pénètre dans le royaume des cieux. C’est encore ça que je veux, sauf que je suis sur un sentier différent. Le monde du Nagual est le royaume des cieux.
Par principe, je fis objection à ce parallèle avec la religion. Don Juan m’avait habitué à ne jamais m’arrêter à ce genre de choses. Elle m’expliqua très calmement qu’elle ne voyait aucune différence, en matière de style de vie, entre nous-mêmes et de vraies religieuses et de vrais prêtres ; et elle me fit remarquer que non seulement les véritables religieuses et les véritables prêtres étaient complets par principe, mais même qu’ils ne s’affaiblissaient pas par des actes sexuels.
– Le Nagual disait que c’était la raison pour laquelle ils ne seraient jamais exterminés, quelles que soient les personnes qui cherchent à les exterminer, dit-elle.
Leurs persécuteurs sont toujours vides ; ils n’ont pas la vitalité qu’ont les vraies religieuses et les vrais prêtres.
Ces paroles m’ont fait aimer le Nagual. J’ai toujours beaucoup apprécié les religieuses et les prêtres. Nous sommes comme eux. Nous avons renoncé au monde et pourtant nous sommes en plein milieu. Les prêtres et les religieuses feraient de grands sorciers volants si quelqu’un leur disait qu’ils peuvent le faire.

L’attention du nagual, le corps de rêve

Don Juan avait dit que notre « premier anneau de pouvoir » est impliqué très tôt dans notre vie, et que nous vivons sous l’impression que c’est tout ce qu’il y a pour nous. Notre « second anneau de pouvoir » – l’« attention du nagual » – reste caché pour l’immense majorité d’entre nous, et c’est seulement au moment de notre mort qu’il nous est révélé. Mais il existe cependant une voie pour l’atteindre. Cette voie est à la disposition de chacun de nous, mais seuls les sorciers la suivent : cette voie passe par le « rêve ». « Rêver » c’est, en substance, transformer des rêves ordinaires en événements impliquant la volonté. Les rêveurs, en engageant leur « attention du nagual » et en la focalisant sur certains points et sur certains événements de leurs rêves ordinaires, changent ces rêves en « rêves ».
Don Juan disait qu’il n’existait pas de méthode pour parvenir à l’attention du nagual. Il ne m’avait donné que des jalons. Trouver mes mains dans mes rêves était le premier jalon; puis l’exercice consistant à concentrer son attention était étendu à la découverte d’objets, à la recherche de caractéristiques spécifiques, par exemple des bâtiments, des rues, et ainsi de suite. De là, il s’agissait de sauter au « rêve » de lieux spécifiques à des moments spécifiques de la journée. L’étape finale consistait à entraîner l’« attention du nagual » à se focaliser sur le moi total. Don Juan disait que ce stade final s’annonçait en général par un rêve qu’un grand nombre d’entre nous ont eu à un moment ou à un autre, un rêve au cours duquel on se regarde en train de dormir dans un lit. Au moment où le sorcier parvient à ce rêve, son attention a été développée à un tel degré qu’au lieu de se réveiller, comme la plupart d’entre nous le feraient en pareil cas, il tourne les talons pour se mettre en activité, comme s’il s’agissait dans le monde de la vie de tous les jours. À partir de cet instant, il se produit une rupture, pour ainsi dire une division dans sa personnalité jusque-là unifiée. Le résultat de l’engagement dans l’« attention du nagual » et de son développement à un niveau aussi élevé et aussi complexe que notre attention quotidienne pour le monde, c’est, dans le système de don Juan, l’autre moi – un être identique à soi-même, mais fabriqué par le « rêve ».
Don Juan m’avait dit qu’il n’existait aucune méthode type bien définie pour éduquer ce double, tout comme il n’existe aucune méthode bien définie pour nous faire atteindre notre conscience quotidienne. Nous le faisons simplement par la pratique. Il prétendait que par l’acte d’engager notre « attention du nagual », nous trouverions la méthode. Il m’avait pressé de pratiquer le « rêve » sans laisser mes angoisses transformer cet acte en une production encombrante. Il avait fait de même avec la Gorda et les petites sœurs, mais de toute évidence quelque chose en elles les avait rendues plus réceptives à l’idée d’un autre niveau d’attention.
– Genaro était dans son corps de « rêve » la plupart du temps, dit la Gorda. Il le préférait. C’est pour ça qu’il pouvait faire les choses les plus extraordinaires et vous faire à moitié mourir de frayeur. Genaro pouvait entrer et sortir par la fêlure entre les mondes comme vous et moi pouvons entrer et sortir par une porte.
Don Juan m’avait également parlé en long et en large de la fêlure entre les mondes. J’avais toujours cru qu’il parlait par métaphore d’une division subtile entre le monde que perçoit l’homme ordinaire, et le monde que perçoivent les sorciers.
La Gorda et les petites sœurs m’avaient montré que la fêlure entre les mondes était davantage qu’une métaphore. C’était plutôt la capacité de changer de niveau d’attention. Une partie de moi comprenait la Gorda parfaitement, tandis qu’une autre partie de moi était plus effrayée que jamais.

Les couches de luminosité du corps énergétique

Le Nagual m’a dit que les êtres humains sont des créatures fragiles, composées de nombreuses couches de luminosité. Quand vous les voyez, ils semblent avoir des fibres, mais ces fibres sont en réalité des couches, comme un oignon. Les chocs, de n’importe quel genre, séparent ces couches et peuvent même provoquer la mort de certains êtres.

sources : Conversation de fond avec Carlos Castaneda » (Graciela N.V. Corvalan)

« Rencontres avec le nagual » (Armando Torres)

La description de l’âme et du corps d’énergie dans l’oeuvre de Carlos Castaneda

http://newsoftomorrow.org/esoterisme/chamanisme/la-description-de-lame-et-du-corps-denergie-dans-loeuvre-de-carlos-castaneda