BlackRock, le fonds d’investissement qui a la puissance d’un Etat
Petite devinette : quel est l’homme qui contrôle plus de 3 600 milliards de dollars, soit bien plus que le PIB de la France ? Warren Buffett ?Lloyd Blankfein, le patron de Goldman Sachs ? Pas du tout ! Il s’appelle Larry Fink et dirige BlackRock, la plus grosse firme de gestion d’actifs du monde. Vous n’en aviez jamais entendu parler ? Normal, BlackRock est à peu près inconnu en dehors de Wall Street. Ce qui chagrine d’ailleurs Larry Fink, ."Avec un peu d’espoir, nos familles sauront un jour ce qu’est BlackRock", déclarait-il récemment à ses employés.
La discrétion a au moins un mérite. Alors que les banquiers, attaqués de toutes parts pour leur rôle dans la crise financière, se font tout petits, Larry Fink continue à s’attabler tranquillement tous les midis au San Pietro, un restaurant chic de Manhattan. Pourtant, il a traficoté dans les subprimes, milite ardemment contre les projets de réglementation. Comme les autres, surtout, il a empoché selon le Wall Street Journal pas moins de 22,6 millions de dollars en 2010. Mais ce grand type de 58 ans au front dégarni, qui parle en agitant les mains, répète à qui veut l’entendre qu’il n’est pas l’un de ces patrons flambeurs. Il voyage en avion de ligne, occupe un bureau presque modeste par rapport à ses congénères et vit avec la même femme depuis trente-cinq ans. Rassurez-vous, Fink ne loge pas sous les ponts. Il possède un appartement à New York, une résidence à Aspen, la station de ski la plus chic du pays, et une propriété de 10 hectares au nord de New York. Sans parler d’une magnifique collection d’art américain.
Golden boy et paria. Pas mal, pour un personnage qu’on disait fini il y a vingt-cinq ans… En 1976, ce fils d’un marchand de chaussures et d’une prof d’anglais se fait embaucher, à la sortie de la fac, par la banque First Boston comme trader en obligations. On lui confie bientôt un tout nouveau secteur, la titrisation des crédits hypothécaires : en clair le rhabillage de prêts immobiliers en obligations revendues à des investisseurs, qui seront à l’origine de la débâcle financière de 2007. Il y fait des merveilles et, à 31 ans, devient le plus jeune directeur de la firme. Mais, à un retour de vacances, en 1986, il découvre que, en suivant ses conseils, son département vient de subir plus de 100 millions de dollars de pertes, une somme colossale à l’époque. Il avait parié sur une hausse des taux d’intérêt, ils ont baissé. Le golden boy traité en paria se retrouve à la porte. Une humiliation cuisante qu’il n’a toujours pas digérée.
Larry Fink en tire au moins une leçon. Ni Wall Street ni les investisseurs n’ont la moindre idée des risques qu’ils encourent. Il lance donc, avec quelques partenaires, une société qui, promet-il, va aider les clients à gérer leurs placements obligataires, mais aussi à évaluer leurs risques. BlackRock, soutenu financièrement par Blackstone, un gros fonds d’investissements, démarre en 1988 dans un petit bureau. Une dizaine d’années plus tard, en 1999, la société entre en Bourse. La croissance est ensuite dopée par une série d’acquisitions. En 2004, BlackRock rachète State Street Research – Management. Deux ans plus tard, il reprend la branche gestion d’actifs de Merrill Lynch. Et, en 2009, double sa taille en s’offrant, pour 13,5 milliards de dollars, Barclays Global Investors.
Au fil des rachats, ce mastodonte, émancipé de Blackstone, s’aventure sur le terrain des actions, des hedge funds, de l’immobilier…"C’est une rareté dans l’industrie. Il a réussi à grandir par acquisitions en gardant sa culture maison et est aujourd’hui l’une des firmes de gestion d’actifs les plus diversifiées", observe Greg Warren, analyste chez Morningstar. La différence avec une banque d’affaires comme Goldman Sachs, c’est que BlackRock n’investit pas (ne spécule pas…) pour son compte. Il se contente de gérer l’argent de ses clients, des multinationales, des banques centrales étrangères, des fonds souverains comme celui d’Abou Dhabi, des grands fonds de pension de New York ou de Californie qui lui ont confié quelque 1 000 milliards de dollars d’épargne-retraite des Américains…."C’est la plus grosse compagnie financière de la planète et l’une des plus influentes", résume Michael Rosen, chez Angeles Investment Advisors.
Merci la crise ! Alors que les géants de Wall Street vacillent, Fink devient l’homme providentiel. Il est pressenti pour prendre la direction de Citigroup et de Merrill Lynch. Tout le monde l’appelle au secours pour jouer les pompiers volants, JP Morgan, AIG, Morgan Stanley… mais aussi la Fed et le Trésor américain. En mars 2008, lorsque la banque Bear Stearns s’effondre, le patron de JP Morgan Chase, qui veut la racheter, appelle Fink. Tout le week-end, cinquante analystes de BlackRock dissèquent le portefeuille de la banque. Le dimanche soir, c’est au tour de Timothy Geithner, alors patron de la Fed de New York, de lui téléphoner. Il lui demande de prendre en charge les 30 milliards de créances pourries dont JP Morgan ne veut pas.
Si banques et gouvernements se raccrochent à BlackRock comme au Bon Dieu, c’est qu’il reste peu d’institutions financières solides. Lorsque Lehman Brothers plonge à son tour en septembre 2008, Fink, en voyage à Singapour, fait aussitôt demi-tour."Je me sentais comme Charlton Heston atterrissant sur la planète des Singes. Mon monde avait changé", confie-t-il dans la presse.
L’arme secrète de BlackRock, c’est un outil d’évaluation du risque baptisé poétiquement Aladdin. Ce système informatique ultrasophistiqué, géré par une armée d’ingénieurs, de mathématiciens et de physiciens, permet d’analyser des millions de transactions sur les marchés et de déterminer, grâce à des simulations, comment les titres de chaque client peuvent être affectés par la moindre perturbation, d’une hausse des taux à un éternuement du roi d’Arabie saoudite. Fink s’appuie sur Aladdin pour lancer une nouvelle branche d’activité, le conseil aux investisseurs mal inspirés. BlackRock Solutions est spécialisée dans l’évaluation et la gestion de portefeuilles flageolants, mis à mal notamment par les crédits immobiliers. Exactement ce que recherchent gouvernements et banques, qui ne savent que faire de leurs milliards de créances pourries. Récemment, la Banque d’Irlande a fait appel à BlackRock.
Sénateurs indignés. Les montants vertigineux gérés par les hommes de Fink ont fini par attirer l’attention sur le groupe."Est-ce que BlackRock dirige le monde ?" se demande Reuters. Car Fink fait la pluie et le beau temps non seulement sur les marchés, mais à Washington aussi. La Réserve fédérale et le Trésor le chargent d’évaluer et de vendre les 130 milliards d’actifs toxiques d’AIG et de Bear Stearns. Dans la foulée, il est appelé à la rescousse de Citigroup et de Fannie Mae et Freddie Mac, les deux géants du crédit hypothécaire, et devient une sorte de ministre des Finances bis. Il est constamment en communication avec la Fed, le Trésor… aidant à mettre en place – à influencer, selon ses détracteurs – le plus gros plan de sauvetage financier de l’Histoire. Fink ne s’en cache pas."C’est une grande marque de reconnaissance. On nous a demandé d’aider à piloter une nouvelle politique", déclare-t-il à des analystes fin 2008."BlackRock s’est très bien débrouillé dans la panique financière", résume Gary Townsend, de Hill Townsend Capital.
Mais cette influence grandissante suscite des critiques. Au Congrès, plusieurs sénateurs se sont indignés du fait que BlackRock ait raflé autant de contrats publics sans appel d’offres et dans la plus totale opacité."Comment se fait-il que BlackRock soit la seule firme qualifiée pour gérer ces actifs récupérés par le gouvernement ?" demande Chuck Grassley, un sénateur républicain."Ils ont une réputation de classe internationale", répond Timothy Geithner, qui refuse de dévoiler le montant des commissions versées. Devant la fureur des parlementaires, il finira par lâcher quelques chiffres, mais bien trop alambiqués pour que l’on sache combien Black-Rock a réellement touché. Plus que l’argent, ces contrats publics confèrent au groupe un fabuleux prestige."Cela met nos clients à l’aise, explique Larry Fink aux mêmes analystes.On nous a demandé des conseils dans ces temps difficiles".
Même si personne ne va jusqu’à accuser BlackRock de corruption, on lui reproche de manger à trop de râteliers. Jugez plutôt. ll conseille le Trésor au sujet de mesures financières qui vont avoir un vaste impact sur le patrimoine de ses clients privés. Encore plus fort : il est payé par le gouvernement pour déterminer la valeur d’actifs que, dans le même temps, il rachète pour le compte de ses clients."BlackRock touche des centaines de millions de dollars des deux côtés… Sur quelle planète est-on ?" ironise Tom Adams, auteur d’un blog. Fink jure qu’il a érigé une "muraille de Chine", une séparation étanche entre les équipes qui travaillent pour le gouvernement et celles chargées du privé."Mais nous ne sommes pas sûrs que ces pare-feu fonctionnent", remarque Michael Smallberg, du Project on Government Oversight, un groupe qui enquête sur la corruption publique."L’argument du gouvernement, c’est qu’il n’a pas la compétence pour gérer ces tâches complexes et doit donc se tourner vers des firmes comme BlackRock. Mais il existe un risque potentiel de conflit d’intérêts". Encore plus controversé, le lobby agressif que mène Larry Fink. Il fait des pieds et des mains pour que BlackRock soit exclue de la catégorie "établissement présentant un risque systémique", ce qui l’exposerait à plus de contrôles. Nous ne sommes pas une banque, plaide-t-il."Vu la taille de la firme, ils sont pourtant interconnectés avec le secteur bancaire", rétorque Janet Tavakoli, une consultante financière très critique.
Paris douteux. D’autant que BlackRock n’est pas infaillible, malgré son fameux Aladdin."La firme a perdu des plumes pendant la crise financière à cause de quelques mauvais paris sur les prêts immobiliers résidentiels et commerciaux", écrit Eric Jacobson, autre analyste de Morningstar. Le groupe a par exemple acheté des titres Lehman Brothers peu de temps avant la faillite. Il a aussi fait perdre beaucoup d’argent à ses clients sur l’achat d’un complexe immobilier à New York et nombre de ses CDO, ces titres adossés à des crédits hypothécaires à risque, se sont effondrés."BlackRock a été impliqué dans la gestion de CDO très douteux qui auraient dû faire l’objet d’enquêtes, ce qui a suscité des questions avant que le gouvernement ne leur octroie tous ces contrats", poursuit Janet Tavakoli."Quand vous gérez de l’argent, vous faites des erreurs. On ne peut être parfait à 100 %", se défend Larry Fink dans Vanity Fair. Mais ce qui inquiète surtout les analystes, c’est la croissance du groupe."La taille devient une faiblesse au bout d’un moment. On perd en spécialisation, on ne peut accorder aux clients la même attention ni être compétitif sur tout", estime un financier. En attendant, BlackRock, qui a doublé ses bénéfices l’an dernier, continue à grossir. Il songe même à créer sa propre Bourse d’échanges de valeurs pour réduire sa dépendance envers les courtiers de Wall Street. Larry Fink peut être rassuré. Sa famille finira bien par savoir où il travaille. Pour le meilleur ou pour le pire…
source : lepoint.fr