L'AMOUR ET LA LIBRE UNITÉ DU TOUT.
« L'homme est une entité possédant intérieurement une idée divine, l'unité du Tout, c'est-à-dire l'absolue plénitude de l'être. » La réflexion de cet auteur sur le sens de l'amour ne peut se comprendre que dans le contexte philosophique de la liberté de « l'unité du Tout ». Il pense que l'âme humaine est pénétrée par une idée divine qu'il définit comme le concept du Tout en Un. Il compare la complexité de la vie à un épais tissu fait de couches successives cousues ensemble avec un fil divin. Celui-ci est visible et parfois non. La tâche consiste à le repérer et à le libérer. Mais il faut faire le choix, car ce n'est qu'à celui qui veut percevoir le fil divin que se révèle sa mission dans la réalité quotidienne. L'homme doit intercepter, entre mille voix divergentes, la seule et unique voix divine. Et peu à peu, celle-ci instaure un ordre parmi toutes ces voix et veille à ce qu'elles se reconnaissent et se respectent. Une interaction s'établit, un dialogue, où aucune voix ni aucun être ne domine ni n'évince les autres, mais simplement atteint en eux la plénitude de l'être.
Soloviev distingue avec acuité deux sortes d'unité tout à fait opposées. Ce qui fait de lui un pionnier dans la recherche de la limite entre le monde terrestre et le monde divin. Selon lui, l'unité positive et vraie n'existe pas aux dépens du Tout mais à son profit. Par contre, l'unité négative et erronée opprime et absorbe tout dans ses éléments dominateurs. Elle reste donc essentiellement « vide ». L'unité positive et véritable entretient, nourrit et fortifie ces éléments, c'est pourquoi elle se retrouve en tant que « plénitude de l'être ».
Soloviev est aussi réaliste. Il voit la chute de l'homme d'aujourd'hui, qu'il attribue à l'unité négative. Celle-ci contient beaucoup d'idées fragmentaires qui ont perdu la liaison avec la totalité et surtout qui, par leur prétention à l'exclusivité, corrompent leur valeur de vérité. Ces fragments d'idée entrent continuellement en conflit les unes avec les autres et maintiennent l'humanité dans un état de disharmonie spirituelle.
Pour Soloviev la mission de l'homme est de donner intérieurement sa place à l'idée de « libre unité du Tout ». Chacun est essentiel et irremplaçable pour la réalisation éternelle du Tout en Un. En cela seulement consiste sa raison d'être : apprendre à servir l'unité du Tout, à être un organe vital de cette unité. Mais l'homme ne peut atteindre à cette réalisation avec ses seules forces. Une relation intime avec le Dieu originel et immuable lui est nécessaire pour développer une conscience libre, grâce à laquelle il parvient à une acceptation, une solidarité et un amour inconditionnel.
«Abraxas », la quatrième force de l'amour
Beaucoup d'entre vous sont sages :
d'autres ont une volonté forte, éclatante comme un coup de tonnerre ; certains encore ont une grande activité et sont sans cesse occupés. Mais réfléchissons bien et posons-vous la question : l'amour est-il vraiment le fondement de tout ce à quoi nous pensons dans notre philosophie : de tout ce que nous voulons avec notre irréductible dynamisme, ainsi que de toutes nos activités ? N'oubliez pas que si l'amour manque. S’il n'est que partiel ou fait des différences, s'il n'embrasse pas tout et tous ce que vous espérez ne se réalisera pas, le succès ne couronnera pas vos efforts ; et que c'est ainsi que vous faites du jardin des Dieux un lieu sauvage rempli de broussaille. Voilà ce qui arrive chaque fois au cours des siècles.
Personne n'est bon, il faut que nous retournions au commencement : à l'état d'âme vivante. Ce n'est qu'une fois retournés à ce point de départ que vous serez à même d'équilibrer les quatre coursiers d'Abraxas, ainsi que d'entreprendre et d'accomplir; dans le Jardin des Dieux, le véritable travail libérateur sur la base des quatre forces : amour, sagesse, volonté et activité.
D'après. Van Rijckenborgh
ATTACHEMENT ET CONSENTEMENT.
Celui qui aime se sent attiré de façon inexplicable par un autre être, attirance qui le prend au dépourvu, l'aimante et suscite en lui une acceptation à laquelle il souscrit de toutes les fibres de son être « L'amour devient une valeur originelle quand il est un acte libre, englobant et engageant toutes ses énergies, par lequel les hommes s'attachent et s'ouvrent les uns aux autres.
La notion d'ouverture, d'acceptation, « dire-oui », a, chez Soloviev, un sens décisif. Le oui à celui, ou celle que l'on aime, s'adresse d'abord à la personne, l'apparence physique. Mais ce plan sensoriel doit s'accompagner d'une reconnaissance sur le plan moral. Le fait de se sentir attiré par quelqu’un sur le plan physique et instinctif ne constitue pas encore une acceptation. Le « oui » vrai ne se dit qu'en toute liberté et quand l'être aimé est partie prenante. Dans l'amour, celui qui aime révèle tout son être.
« Si je n'aime chez l'autre que ses qualités, je ne lui suis pas vraiment attaché, car n'aimer que ce qui est bon pour moi est essentiellement n'aimer que moi. »
Seule la relation à la personne aimée permet de connaître le soi, le soi de l'autre considéré comme l'unique objet de notre attachement, de notre acceptation, de notre respect envers son irremplaçable singularité. En même temps que le plan physique et moral, Soloviev voit une dimension spirituelle de l'amour entre un homme et une femme. Le fait que les êtres puissent s'attacher par l'amour est fondé sur l'existence d'une puissance absolue et secrète. Le pouvoir de dire le « oui inconditionnel » est le reflet de l'amour divin qui nous invite : « Crois sans crainte à mon « oui » inconditionnel et dis ce oui à qui tu aimes. » Les trois niveaux d'attachement : sensoriel, moral et spirituel, peuvent fusionner ; c'est même leur prédestination. Chacun dépend des autres pour s révéler.
L'EGOISME VAINCU PAR L'AMOUR.
Le mal de l'égoïsme existe, dit Soloviev, non parce que l'homme a tendance à se surestimer et à s'octroyer une signification et une valeur souveraine en vertu de son pouvoir de concevoir la vérité absolue. » Avec une telle faculté, en effet, il possède un sens absolu, ce qui, en tant qu'individu, le rend unique et irremplaçable. La difficulté apparaît quand il se considère comme le « centre du monde » et refuse à ses semblables la valeur capitale qu'il s'accorde à lui-même.
Le mérite exclusif qu'il s'approprie n'est toutefois qu'une potentialité en mal de réalisation : « Dieu est tout, il contient l'entière plénitude de l'être. L'homme n'est que lui-même, non pas un autre, mais il peut devenir Tout à condition de renverse- les murs qui le séparent des autres. Il peut tout mais seulement avec les autres. C'est seulement avec les autres qu'il peut réaliser sa valeur absolue. Devenir une partie libre et irremplaçable du Tout- Un, un organe vivant, indépendant et essentiel de la vie absolue. »
« Il n'y a qu'une force », dit Soloviev, « qui puisse extirper l'égoïsme, le déraciner », c'est l'amour entre un homme et une femme. Celui qui aime est arraché à lui-même, il n'est plus seulement tourné sur lui-même, mais découvre le centre de son existence en l'autre. Cette force de transformation, nous la trouvons partout où l'amour existe réellement : l'amour des parents, l'amour des amis, l'amour mystique. Mais c'est dans l'amour véritable entre un homme et une femme qu'ilest le plus puissant, car en lui s'allient un maximum de concordances à un maximum de différences. Chaque personne que nous aimons représente et reste une rencontre avec un « sujet intrinsèque. Chacune est porteuse, comme nous, d'un noyau essentiel que, néanmoins, elle perçoit autrement, à sa façon, de sorte que ce que nous disons suscite en elle un discours correspondant mais non identique. »
Comment s'intégrer à l'existence d'autres êtres sans, par là, les perdre ou se perdre?
DÉCOUVERTE DE L'IMAGE DE DIEU.
Nous savons tous comme sont éphémères les sentiments de l'amour-passion. La phase où l'on aime est bientôt suivie de désillusion. Soloviev s'oppose cependant, à l'amour-passion à ses débuts en le qualifiant d'illusion, d'erreur. Selon lui la personne amoureuse a la certitude directe, dès qu'opère la force magnétique attractive, de voir réellement en l'autre une chose que celui qui n'est pas amoureux ne peut voir. Elle voit dans la personne aimée « une image de Dieu ».
Elle voit dans l'autre un potentiel secret : elle éprouve que la réalité, l'être même de Dieu s'y exprime ! Et dans cette prémonition, dans cette vision intuitive de l'autre sous une forme réellement divine, l'amoureux, ou l'amoureuse, reçoit l'idée d'une promesse et d'une mission. Il commencera par éprouver cela d'abord comme une expérience passive, puis il laissera prendre forme en lui-même et en l'autre à cette image lointaine de Dieu « en y croyant de façon active ».
Qu'il n'y ait aucun piège qui nous attende derrière tout cela ne doit pas nous étonner. La personne amoureuse plaque sur l'autre une image idéale, et ne voit pas ses qualités et possibilités individuelles, alors s'ensuit une interprétation égocentrique de la relation amoureuse. Finalement la personne amoureuse fait de l'autre sa propre création, projette sur l'autre une image idéale de sa propre conception. Pour Soloviev il ne s'agit alors que de la « manifestation agressive d'un amour égocentrique ».
Si, dès le début, l'un dénie cette image idéale perçue par l'autre, ou même la tourne en ridicule (l'amour rend aveugle !), cette avance en toute confiance peut être d'un grand secours. C'est là l'un des devoirs d'aide et de soutien mutuels dans les diverses situations rencontrées. Le potentiel de l'image idéale peut alors avoir l'opportunité de se déployer.
Soloviev propose l'idée que seule la force divine nous confère le pouvoir de l'amour inconditionnel. Qui peut voir quelqu'un dans une lumière idéale et l'aime malgré ce qu'il a d'imparfait et d'instable, aime ce que Dieu a toujours aimé en cette personne. De la sorte, agit en lui, vit en lui l'amour même de Dieu.
C'est pourquoi, dans l'amour de l'homme ou de la femme, il se passe quelque chose qui excède de loin leur pouvoir : la force de l'amour divin entraîne une métamorphose essentielle de l'être humain.