Comment la Grèce a-t-elle fait pour masquer son endettement au moment de son entrée dans l’euro ? De quelles complicités a-t-elle bénéficié ? Nous ne le saurons peut-être jamais. La
Cour européenne de justice a rejeté ce 29 novembre la requête présentée en août 2010 par l’agence Bloomberg d’avoir accès à des documents internes de la Banque centrale européenne sur la crise
grecque. « Dévoiler ces documents aurait nui à la protection de l’intérêt public, en ce qui concerne la politique économique de l’Union européenne et de la Grèce », a statué
la Cour européenne, en donnant raison à la BCE d’avoir refusé de rendre publics certains documents internes.
Au nom de la liberté de l’information, Bloomberg, enquêtant sur la crise grecque, avait demandé d’avoir accès à deux études internes soumises au conseil de la banque. Intitulée L’incidence
des échanges hors-marché sur le déficit et la dette publics : le cas de la Grèce, la première étude revenait sur le montage imaginé par Goldman Sachs, qui avait permis à la Grèce
d’emprunter 2,8 milliards d’euros à la banque en 2001, au travers de produits dérivés de dettes libellés en dollar et en yen émis par la Grèce. Par la suite, ceux-ci avaient été échangés contre
des euros auprès de la Banque centrale européenne.
Grâce à ce mécanisme, la Grèce avait pu cacher une partie de sa dette et intégrer la zone euro. Mais la fraude avait fini par être découverte au début de la crise grecque, à l’automne 2009.
La seconde étude portait sur « la transaction Titlos et l’existence éventuelle de transactions analogues affectant les niveaux de déficit et de dette publics de la zone
euro ». Titlos est la structure qui avait été utilisée par la Banque nationale de Grèce pour emprunter auprès de la BCE. Créée en février 2009, celle-ci avait permis à la Banque
centrale grecque d’emprunter 5,4 milliards d’euros auprès de la BCE pour les reprêter par la suite au gouvernement grec.
Lorsque la BCE s’était vu demander communication de ces documents, elle avait refusé au motif qu’ils étaient dépassés. L’embarras des instances européennes était d’autant plus manifeste que le
sujet mettait en cause son contrôle, la responsabilité de Goldman Sachs et faisait peser le soupçon sur Mario Draghi, pressenti alors pour succéder à Jean-Claude Trichet.
En tant que directeur général au ministère des finances, Mario Draghi n’avait pu ignorer que le gouvernement italien avait eu recours au même subterfuge que la Grèce au milieu des années 1990
pour cacher l’endettement italien. Devenu senior advisor chez Goldman Sachs de 2002 à 2005, il avait alors pour mission « d’aider la firme à développer et exécuter des
affaires avec les principales entreprises européennes et avec les gouvernements et les agences gouvernementales à l’échelle mondiale ». Mario Draghi s’est toujours défendu d’avoir
trempé dans la fraude grecque, en soulignant que tout cela s’était passé bien avant son arrivée. Et lors de son passage chez Goldman Sachs, il ne s’est occupé que du secteur privé. Sa défense
n’a guère convaincu.
Lors du procès, la BCE a expliqué que la publication de ces études pourrait aggraver la crise de la dette souveraine et mettre l’avenir de l’euro en danger. Elles contiennent des suppositions
et des hypothèses qui ont été utilisées pour forger des décisions et leur divulgation pourrait menacer la politique monétaire de la BCE, avait alors expliqué un représentant de la Banque
centrale.
La Cour européenne de justice a suivi cet argumentaire en tout point. Le jugement reconnaît que « tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son
siège dans un État membre (de l’UE) a un droit d’accès aux documents de la BCE ». Mais, ajoute-t-il, « la BCE est dans son droit de refuser l’accès à un document
lorsque, notamment, sa divulgation porterait atteinte à la protection de l’intérêt public ». « Dès lors, poursuit l’arrêt, la divulgation de ces informations présenterait un
risque important et grave de tromper fortement le public en général et les marchés financiers en particulier. » Cela « aurait pu avoir des conséquences négatives sur l’accès,
notamment de la Grèce, aux marchés financiers, et aurait donc pu affecter la conduite effective de la politique économique de la Grèce et de l’Union ».
Cette décision, regrettent certains experts, souligne le fait que la Banque centrale européenne est dégagée de ses obligations de rendre des comptes et de s’expliquer au moment même où
l’institution prend un rôle politique de plus en plus important. « La Cour a tordu les règles afin de légitimer les politiques des institutions européennes et d’aider à stabiliser la
région », relève l’allemand Georg Erber, spécialiste de la régulation financière. « Cela révèle implicitement que l’Union européenne était parfaitement informée de ce qui se
passait et n’a pris aucune mesure pour éviter la crise. »
par Martine Orange
source : mediapart