Il faut ici, comme certains savants, grands explorateurs d'étymologies nébuleuses, rechercher, d'abord, de quel idiome antique est dérivé le nom français donné au mois que quelques poètes ont appelé le plus beau de l'année, sans doute, quand il n'en est pas le plus triste, le plus humide et le plus crotté (
1) ;
S'il faut, dans l'esprit de cette sentence classique et passée en proverbe, qui proclame heureux celui qui, en toutes choses, a pu connaître l’origine et les causes premières (felix qui potuit rerum cognoscere causas) ; s'il faut, je le répète, faire ici de l'érudition avec l'érudition de nos devanciers, je dirai que dans leurs profondes investigations, et à l'aide de quelques complaisantes substitutions et transformations de lettres, ils ont découvert que le mot
AVRIL était parfaitement formé du mot latin april, aprilis ou aperelis, qui lui-même était né d'un autre mot latin, aperire, qui veut dire ouvrir ; de sorte que le mot avril serait à peu près synonyme de porte , entrée, ouverture.
En effet, disent toujours les savants, en appelant à leur secours une ingénieuse métaphore, c'est dans le mois d'avril que la nature ouvre son sein pour reproduire tous les trésors qu'elle renferme ; le mois d'avril est la porte du printemps, l'entrée au solstice d'été, et semble présider, ainsi que le dit Virgile, à l'ouverture de chaque année nouvelle.
Il est constant, d'ailleurs, qu'à diverses époques dans l'antiquité, et même en France, avant le règne de Charles IX, l'année commençait au mois d'avril ; ce qui, en dépit d'une foule d'excellentes raisons, que je ne veux point combattre et qui ont prévalu, paraîtrait plus naturel et plus raisonnable que de la faire commencer quand tout finit et meurt.
Je suppose donc que le lecteur voudra bien admettre avec moi, jusqu'à ce qu'on ait trouvé mieux, l'étymologie tant soit peu équivoque du mot avril (
2), et que fort satisfait sur ce point assez futile , il n'est pas moins curieux de rechercher encore ce que peut lui apprendre d'intéressant la monologie du mois d'avril.
II.
Chez les peuples de l'antiquité, et longtemps encore au commencement de notre ère, on célébrait au mois d'avril le retour du printemps et la fertilité de la terre, par des fêtes allégoriques en l'honneur du laboureur et de l'agriculture. Dans beaucoup de localités on retrouve encore aujourd'hui des souvenirs et des restes de ces fêtes, et les cérémonies religieuses, chez les catholiques, de la Saint-Marc et des Rogations, sont une sorte de consécration des usages antiques.
Les Grecs et les Romains invoquaient Cérès pour obtenir d'abondantes moissons ; Cybèle pour qu'elle rendit fécondes les jeunes épouses ; car alors, sans doute, une nombreuse lignée n'était point une calamité, et la philosophie ou l'économie sociale de ce temps ne préconisait pas probablement comme un bonheur la stérilité dans les ménages.
On sacrifiait à Bacchus, protecteur des vignerons ; à Jupiter, le père des humains, dont on lavait soigneusement la statue, en la couvrant de myrthe et de fleurs nouvelles ; à Vénus, la déesse de la génération, des plaisirs et des amours : c'était à elle que le mois d'avril était particulièrement consacré.
Le 1er de ce mois, les dames romaines avaient grand soin de se mettre en un bain mélangé d'essence, et de brûler force parfums sur l'autel de Cypris, après avoir pris une ample portion de lait mêlé de miel et de pavots ; amalgame mystique auquel était attachée la croyance d'heureux effets.
Elles portaient encore leurs offrandes dans les temples de la Fortune virile, qui leur inspirait l'art de déguiser leurs défauts et de perfectionner les charmes du corps et de l'esprit ; les jeunes filles aussi ne manquaient pas de sacrifier à Erycine, et ne demandaient à la complaisante déité que la beauté, les moyens de plaire et de séduire, et surtout le bonheur d'avoir promptement un époux.
L'hypocrisie, le faux semblant et le mépris des sentiments naturels, n'avaient donc point encore envahi la société ; sage époque, où l'on ne croyait pas que l'innocence virginale fût incompatible avec la connaissance précoce des lois et des devoirs de l'hymen, où la première éducation apprenait d'abord à la jeune fille à quoi la destine la nature et la société ; autres temps autres moeurs : pruderie, petits mystères, petites précautions, petits scrupules pour de bien petits motifs ; qui pourrait nous démontrer ce que la morale y a gagné ?
On me pardonnera ces réflexions austères et fugitives ; elles viennent spontanément à la pensée et ne sont pas hors de propos. A quoi servirait l'étude des temps, si ce n'est à comparer et à commenter ?
Indépendamment des fêtes de Cérès, qu’ont appelait Eleusines et qu'on célébrait en certaines contrées, comme à Athènes, au mois d'avril, au retour d'une période de quelques années, et de plusieurs autres fêtes non moins solennelles qu'il serait trop long de détailler ici, Tite-Live et Strabon parlent de l'usage presque général de consacrer aux dieux tout ce qui prenait naissance le premier avril, ce qu'on appelait le voeu du printemps, ver sacrum.
Chez divers peuples, le mois d'avril était encore l'époque de quelques autres fêtes qui n'avaient pas toujours pour but le culte de la rénovation des êtres et les joies symboliques de l'agriculture et des amours, mais qui se rattachaient à des usages locaux ou à des faits historiques. Telles étaient les fêtes Hibristiques en usage à Argos, où les femmes, en mémoire du courage qu'elles avaient montré dans la défense de leur patrie contre les entreprises de Cléomène, roi de Sparte, avaient le droit de revêtir des habits d'homme, et d'insulter et de frapper même leurs maris, comme un reproche perpétuel du peu d'énergie dont ils avaient fait preuve en cette occasion. Enfin, qui n'a pas lu quelque relation de la pompe avec laquelle, de temps immémorial, l'empereur du céleste empire, l'empire de la Chine, fait aux premiers jours du printemps l'ouverture des travaux agricoles, en traçant lui-même un premier sillon avec une charrue d'or ?
Mais il est bon, je pense, de ne pas prolonger davantage toute cette histoire ancienne du mois d'avril ; érudition de collége tant soit peu surannée de nos jours, et nécessaire cependant au complément de cet opuscule.
III.
Chez les modernes, le mois d'avril a perdu toutes ses illustrations emblématiques et religieuses ; ses solennités séculaires ont disparu, et si quelque motif lui donne encore quelque droit à notre attention, c'est que, par suite des modifications successives des moeurs et des usages des peuples, ont succédé dans ce mois (on ne sait trop à quelle époque, ni à quel sujet), au culte sérieux des bienfaisants mystères de la nature, des jeux frivoles et des passe-temps joyeux ; sans aucune analogie avec les traditions sacrées, et que d'assez longues et vieilles habitudes ont transmis jusqu'à nous sous ce nom assez peu motivé de Poissons d'avril.
Ces passe-temps, auxquels beaucoup d'autres, comme moi peut-être, ont naguère encore, dans la jeunesse, pris quelque plaisir, et que les préoccupations incessantes de notre époque et le pédantisme glacé, récemment introduit dans nos relations de société, ont peu à peu proscrits, étaient alors assez redoutés des gens crédules, des esprits simples, des nouveaux venus, que les plus rusés se réjouissaient de mystifier de toutes manières en les faisant aller, agir en tous sens, les renvoyant de Pierre à Paul, toujours sous de nouveaux prétextes, pour rire ensuite à leurs dépens et leur faire goûter à toutes sauces ce qu'on est convenu d'appeler le Poisson d'avril.
Le premier jour d'avril surtout, est le jour consacré aux pièges de toutes espèces tendus à la bonne foi, à la simplicité ; toutes les ruses sont bonnes, et l'on ferait un livre fort récréatif des nombreux récits que fournissent sur le Poisson d'avril les chroniques joyeuses.
Celui-ci, que signalent certaines habitudes paresseuses et peu matinales, réveillé en sursaut bien avant l'aurore, est arraché aux douceurs d'un sommeil profond ; on le connaît curieux, on l'entraîne aux champs ; là, le cou tendu, la bouche béante, on lui fait, pendant deux heures, humer le brouillard, pour voir, chose remarquable, lui dit-on, le passage de l'équinoxe sur un nuage. Celui-là, fort sensible aux sons argentins des écus, est averti de se rendre en un lieu indiqué pour toucher une somme importante qui lui arrive de la manière la plus inopinée ; le piège est vulgaire et commun ; mais qui résiste à cette amorce ? Il se hâte d'arriver, et tout essoufflé, la mine béate, l'avis en main, il réclame avec empressement la somme annoncée ; mais l'adresse est fausse, les titres ne sont pas en règle, que sais-je ? Des malins compères s'entendent pour multiplier les courses et les démarches ; il faut des pourboires, des rançons de toutes espèces ; il vide sa bourse, ne reçoit rien, et sous peine de passer pour un rustre, il doit, après tout, convenir de la meilleur grace du monde, que la plaisanterie était fort piquante.
Ici c'est un tendre et mystérieux rendez-vous, qui promet à certain mari peu scrupuleux sur la foi conjugale, le plus doux et le plus inattendu tête à tête. Enivré d'espérance, parfumé d'eau de rose, après vingt prudents détours habilement ménagés, il parvient au discret boudoir où l'attend le bonheur. Que trouve-t-il ? Sa femme ! Elle ne peut se passer d'un cachemire qu'on lui refuse depuis longtemps : l'occasion est belle, le cas est grave, et mille écus, c'est modeste, paient cette étourderie. Là, c'est un jeune pastoureau, d'ordinaire fort éloquent sur le chapitre de ses succès galants et de ses prouesses en escrime, mais dont la brillante réputation n'a guère pour garant, que ce qu'il appelle ses indiscrétions ; sur les perfides avis de joyeux amis, il se rend en triomphateur où il se persuade recueillir une ample moisson de plaisirs. Mais l'heure s'écoule, l'isolement règne autour de lui, la beauté sensible fait défaut ; peut-être va-t-il prendre son parti, quand tout-à-coup se présente un de ces spadassins, fermes sur la hanche, avec lesquels il n'y a point de quartier ; notre Faublas est pris au trébuchet. Heureusement d'officieux témoins ne manquent pas d'arranger l'affaire, et le mystifié, fort content d'en être quitte pour une brèche à sa vanité et le déjeuner d'usage, jure un peu tard qu'on ne l'y reprendra plus.
On fait accroire à cet autre que je ne sais quel monarque de la Chine ou de l'Indoustan, sur le bruit de son mérite, vient de le créer mandarin ; il ne peut se dispenser d'une visite aux ambassadeurs qui lui apportent la nouvelle, et nouveau bourgeois-gentilhomme, on procède burlesquement à sa réception.
Ce dernier trait, tout historique et que l'on peut regarder comme le plus célèbre et le plus complet des poissons d'avril, est relaté très en détail dans un petit ouvrage, fort rare, intitulé la Mandarinade (
3), dont le héros est un estimable ecclésiastique, nommé l'abbé de Saint-Martin, et qui vivait à Caen, ville de Normandie, vers la fin du siècle dernier. Connu par son genre de vie extraordinaire, la singularité de ses ouvrages et plus encore par son extrême bonhomie, on trouva plaisant de persuader à cet homme, aussi bon que crédule, qu'un livre très bizarre qu'il venait de publier sur le moyen de vivre en santé au-delà de cent ans, était parvenu jusque sous les yeux du roi de Siam, qui, charmé, lui assurait-on, d'une découverte aussi précieuse, avait résolu de députer à l'auteur des ambassadeurs extraordinaires, chargés de lui offrir le titre de son premier médecin et de le recevoir mandarin (
4). On conçoit qu'il fallut avoir recours à des mascarades analogues, à des pièces revêtues d'un caractère apparent d'authenticité, et même à une autorisation du roi de France qu'on feignit de solliciter en faveur du nouveau récipiendaire. Ces mesures furent si bien prises, la comédie si bien jouée, que le héros de la pièce, enthousiasmé d'ailleurs d’un tel honneur, consentit à tout ce qu'on voulut, accepta toutes les épreuves et tout le grotesque cérémonial qu'on lui fit subir. La réception fut des plus comiques, et cette longue et curieuse mystification, dont toute la ville fut témoin, à laquelle prirent une part active les personnages et les magistrats les plus éminents, fut complète ; plus de deux ans après, l'abbé de Saint-Martin était encore dans l'erreur. On ne parvint qu'avec peine à le désabuser ; il se croyait toujours mandarin.
Nos aïeux, on le sait, prenaient grand plaisir à s'intriguer de la sorte. Personne n'oubliait le jour des attrapes, les uns pour en faire, les autres pour s'en garantir ; et chacun, sur le qui vive, se défiait des amorces trompeuses. Aujourd'hui que nous sommes plus sages ou plus sots, ces badinages seraient mal accueillis : cela cadrerait mal avec la suave gravité de notre adolescente aristocratie, et le bon ton de notre progressive époque a proscrit la franche gaîté du vieux temps : monsieur Jovial est un type qui a disparu : Tartuffe a pris sa place ; on rumine, on ne rit plus (
5).
IV.
Je sais que certain observateur au langage caustique, viendra nous dire qu'il est maintenant des poissons d'avril d'autre sorte, qu'il en est de tous les mois et de toutes les saisons ; qu'on peut avec aussi bon droit dire poisson de juillet ou de septembre que poisson d'avril ; il nous citera mainte bonne niche, mainte tricherie, mainte espièglerie à l'ordre du jour, moins risibles peut-être et moins naïves, mais d'un effet plus sûr. Eh ! vraiment, ajoutera-t-il, en doutez-vous ? Les poissons d'avril sont plus que jamais en honneur, non point les amusements frivoles qui désopilaient si bien la rate de nos grand'mères, mais ces poissons d'avril perfectionnés, qui ont passé des moeurs et des réjouissances du peuple dans les habitudes du monde élevé ; non point ces poissons d'avril qui pour des vétilles faisaient trotter menu de gauche à droite, de l'est à l'ouest, de la ruelle au cabaret, quelques badauds qui se laissaient leurrer, mais bien ces poissons d'avril qui font valeter d'une manière non moins pittoresque, d'autres novices, courant à perdre haleine, du palais Bourbon au Luxembourg, du Luxembourg aux Tuileries, des Tuileries aux ministères, des ministères à la Bourse, de la Bourse à l'Académie, de l'Académie chez tels et tels fonctionnaires : tous, la main tendue, avides de recevoir le hochet et le bonbon dont on leur fait un appât ; non pas poissons d'avril de hobereaux et de vilains, mais beaux et grands poissons d'avril de rois, de diplomates, de ministres, de très hauts et très puissants députés, d'illustrissimes académiciens, etc. , etc. ; traquenards fameux, attrapes mutuelles où l'on escamote à l'envi, les empires, les pouvoirs, les emplois, les millions, la gloire, un méchant fauteuil , les droits et les libertés.
Oh ! oh ! tout doux , mon imagination vagabonde ! cette innocente philippique, à propos de poissons d'avril, pourrait effaroucher plus d'un lecteur mal disposé, plus d'un esprit timide. Mais alors je leur répéterai, comme ci-dessus : A quoi sert donc l'étude des temps et des choses, si ce n'est à les comparer et les commenter ? Et l’histoire n'est pour moi qu'une longue énumération chronologique de poissons d'avril : incrédules, prenez et lisez !
Sans nous arrêter, du reste, en de si hautes régions, qui de nous n'a pas goûté ou ne goûtera pas quelque jour, de ces poissons d'avril d'espèces si variées, si séduisantes, qui, dans la vie commune, surgissent sous nos pas à tous, et nous mènent presque toujours, le plus gaîment du monde, de déceptions en déceptions ?
Tels, entre autres, ces poissons d'avril désastreux qui surprennent, à certain jeu, le spéculateur mal avisé, pour lequel le télégraphe n'agite pas ses longs bras ; gobe-mouche inféodé, toujours habilement exploité.
Ces poissons d'avril, plus anodins, que vous ménage quelquefois, je le dis à regret, et les cas sont rares, j'aime à le croire, tantôt l'innocence, aux longs cils noirs, au regard adouci, au maintien décent, fleur en bouton qu'on vous presse de cueillir ; tantôt, un miracle de graces et de talents que vantent à haute voix tous les échos d'alentour, et dont le père, honorable industriel, a, depuis un an, triplé sa dépense et préparé son bilan ; tantôt, cette veuve à l'allure agaçante qui ne compte, dit-on, que vingt-cinq printemps, fut la perle des épouses , et dont les rigueurs bien connues désespèrent dix rivaux. Dieu sait que je ne veux pas médire ! mais en ce cas, amateurs, jeunes ou surannés, que sollicite un désir d'hymen... garde à vous !
Ces poissons d'avril horriblement décevants qui nous escamotent l'héritage d'un ingrat célibataire qu'on n'avait cessé de bourrer de petit soins, et à qui surgit in extremis je ne sais quelle nièce inconnue, ou je ne sais quel fils adoptif ;
Ces poissons d'avril littéraires ou dramatiques qui ruinent l'espérance de vingt créanciers qui ont hypothéqué leurs droits sur le succès incontestable d'un chef-d'oeuvre escompté d'avance ; mais le public a jugé, le livre est refermé, la toile est tombée... Néant !
Ces poissons d'avril qui font grincer les dents, maugréer et maudire, et que dame Justice n'épargne guère aux incorrigibles plaideurs ;
Ces mille et un poissons d'avril, enfin, ces mille et un pièges tendus sous les fleurs, toujours renaissants pour de nouvelles dupes, sous des formes mille fois variées ; ces mille et une tromperies, tours de passe-passe, fort plaisants, ma foi, qui font si bien ricaner dans l'ombre les rusés Méphistophélès, dont les griffes crochues harponnent jusqu'au vif les innocents tourlouroux des phalanges industrielles ; ces poissons d'avril, pour en finir, désignés plus ou moins clairement, dans le glossaire de l'idiome satanique des faiseurs d'affaires, sous le nom d'associations, sociétés plus ou moins anonymes , compagnies, commandites, spéculations à primes, exploitations universelles, fabrication au rabais, brevets d'invention, privilèges, action en participation, ventes de fonds, liquidations, consignations, canaux, vapeur, chemins de fer, houille, asphalte , etc., etc. Approchez, grands et petits, tout le monde en aura ; les premiers venus sont le mieux lotis. Vive donc le poisson d'avril au dix-neuvième siècle, et rira bien qui rira le dernier !....
Cependant, si dans le meilleur des mondes et sous la meilleure des républiques possibles (
6), la crainte d'être pris pour dupes doit à bon droit nous rendre moins crédules, souvenons-nous qu’on peut aussi se repentir d’avoir été défiants ; pour preuve, qu’il me soit permis de rappeler cette historiette que tout le monde connaît, mais qui doit trouver place dans l’histoire des poissons d’avril.
Un jour, et ce devait être un premier d'avril, certain plaisant, placé sur le Pont-Neuf, offrait de la meilleure grace du monde à tous les passants, d'échanger des écus de six livres tous neufs contre des pièces de vingt-quatre sous ( monnaie du temps) ; il avait parié qu'en un temps donné il ne dépenserait ainsi qu'une somme très modeste ; beaucoup s'approchent, sourient, touchent les écus, les pèsent, les font sonner, mais s'en vont en hochant la tête : « Ils sont faux, disent-ils ; à d’autres ! est-ce que ce monsieur croit faire des dupes ? » Le plus grand nombre ne daignait pas même s'arrêter. Une femme seulement, c'était pure curiosité, après beaucoup d'hésitation, risque ses trois pièces de vingt-quatre sous. Ce fut tout ce que notre homme recueillit ; il gagna sa gageure et garda ses écus. Le lendemain, tout Paris sut la vérité du fait, et plus d'un quidam regretta de n'avoir point conclu l'affaire.
Cet avis en vaut mille.
V.
S'il est facile de remplir sa mémoire des facétieux poissons d'avril du temps passé, et de gloser tout à son aise sur ceux plus sérieux des temps modernes, il est beaucoup moins aisé de connaître l'origine véritable des premiers poissons d'avril, et de l'usage singulier de ces intrigues innocentes, objet principal de mon travail. En vain j'ai interrogé Aristote, Pline et Sénèque, en vain j'ai consulté chroniqueurs et romanciers du moyen âge, et feuilleté maint in-folio, le tout, il faut l'avouer, presqu'en pure perte ! Suivant les uns, cet usage remonte au temps d'un certain duc de Lorraine que Louis XII faisait garder à vue dans la citadelle de Nancy. Un beau jour, juste le premier avril, il saute à pieds joints dans la Meuse et s'échappe à la nage, ce qui fit dire aux Lorrains que c’était un poisson qu’on leur avait donné à garder. Selon d'autres, les pêches du mois d'avril sont souvent stériles, et plus d'un friand, pendant ce mois, voit manquer sur sa table ou sur celle de son amphitrion le mets délicat sur lequel il avait compté ; d'où serait venue la coutume de dire : Manger du poisson d'avril, donner un poisson d’avril, etc. (
7). Si l'on en croit des étymologistes plus profonds, nos jeux populaires du premier avril seraient une dégénération des pieuses représentations de la passion de notre Seigneur, et une parodie de la promenade dérisoire qu'on lui fit faire en le renvoyant de Caïphe à Pilate, et dans ce sens, poisson d'avril ne se dirait que par corruption pour passion d'avril. C'est bien la peine de se faire savant, de passer sa vie à avaler la poussière des bouquins et à déchiffrer des grimoires, pour n'avoir à dire ici que de pareilles rapsodies. J'en suis désolé, mais la science fait défaut. Je ne doute pas cependant que plus tard, demain, peut-être en ce moment même, un antiquaire, plus heureux ou plus patient que moi, ne découvre la bonne, la véritable origine ; en attendant, chacun peut choisir dans ce qui vient d’être dit, ce qui lui conviendra le mieux, ou en inventer comme j'aurais pu le faire moi-même, si j'avais moins de conscience.
VI.
Ce serait trop long et dépasser le cadre destiné à cette petite notice, que d'épuiser tout ce que l'histoire des peuples modernes pourrait encore fournir de curieux sur les coutumes singulières et les cérémonies religieuses ou profanes en usage au mois d'avril, soit que ces peuples en aient hérité de l'antiquité la plus reculée, soit que la cause s'en rapporte à quelques faits de leurs annales particulières ; et cette surabondance même deviendrait étrangère à notre objet principal. Il suffira, je pense, de raconter ici, comme un des specimens les plus dignes de remarque, ce qui se passe chaque année, le 1er d'avril, dans le palais des descendants de Mahomet : la fête des Tulipes. On sait quelle vénération les musulmans portent à cette fleur qui est née dans leur climat, les hommages presque divins qu'ils lui rendent, et qu'un présent de tulipes rares est une des plus grande, marques d'estime qu'ils puissent accorder.
Le premier d’avril donc, jour mémorable, jour brillant et fortuné pour les vrais croyants et plus encore pour les épouses du sultan, on construit dans la grande cour du sérail de vastes et magnifiques galeries sous lesquelles est rangée sur de nombreux degrés disposés en amphithéâtre, une prodigieuse quantité de carafes garnies des plus belles et des plus rares tulipes, entremêlées de vases précieux, de lampes, de flambeaux et de globes de verre de différentes couleurs.
Tous ces riches échafaudages sont surmontés de cages d'or, où des milliers de serins et d'oiseaux divers célèbrent, par leurs mélodieux gazouillements, l'heureux réveil de la nature.
A l'entrée de la cour s'élève majestueusement le somptueux pavillon de Sa Hautesse, devant lequel, sur de riches tapis, sont déposés les présents magnifiques offerts à leur maître par les courtisans et les officiers du palais.
Lorsque tout est prêt, les eunuques font sortir avec leur politesse accoutumée, c'est à dire a coup de fouet, tous ceux qui sont inutiles ou de trop, ouvriers et curieux. Le progrès est encore peu sensible à constantinople. Chez nous, on le sait, c’est plus poliment qu’on vous met à la porte. Les clôtures extérieures se ferment, et les femmes du sérail, les célestes houris, plus fraîches et plus vermeilles que les tulipes, plus resplendissantes que les flambeaux, plus brillantes, plus vives, plus sveltes que les fauvettes et les serins, plus suaves que les parfums (style oriental), viennent animer ce nouveau paradis, où l'art et la nature réunis charment tous les sens à la fois. L'air retentit des plus doux concerts, bientôt elles forment mille jeux, mille danses voluptueuses ; dociles aux moindres voeux du sultan, toutes rivalisent, pour lui plaire, de séduction, de graces et d'agaçantes coquetteries ; heureuse celle sur qui vient tomber, même par distraction, un coup d'oeil du grand monarque de la sublime Porte. La fête se termine enfin, et le gracieux Kislar Aga (
8) vient offrir de la part du grand seigneur des bijoux et des colifichets à celles de ses femmes qui out eu le bonheur de lui donner le plus de plaisir ou le rare talent de le distraire quelques minutes de l'ennui qui le dévore.
VII.
Il eut manqué quelque chose à la célébrité du mois d’avril, s’il n’eût été l’objet des inspirations fréquentes des favoris du Parnasse. Les poètes anciens et modernes ont tous chanté le mois d'avril comme le temps de la verdure, des fleurs et des amours ; Ovide et Virgile ont célébré ses mystères. Et qui ne connaît pas les tendres sonates, les galantes ballades, les sentimentales bucoliques que le doux avril a souvent dictées à nos Bertaud, nos Deshoulières, nos Desportes, nos Ronsard ?
Ces banalités poétiques, pastorales et champêtres à l'usage des petits-maîtres parfumés d'ambre, des langoureuses marquises et des grisettes métromanes du siècle passé, sont aujourd'hui peu goûtées, et il faut sans doute aux Victor Hugo, aux Lamartine, aux Marcellus, aux Viennet qui depuis ont envahi le Permesse, et à leurs admirateurs, des sujets plus saisissants, des épopées plus impressionnables, des tableaux moins naturels.
Pour morceau final et complément de cette monologie un peu bavarde du mois et du poisson d'avril, et ne rien laisser ignorer de tout ce qui peut avoir rapport à ce grave sujet, je dois placer, ici un conte ingénieux dans lequel l'un de nos poètes, qui s'est exercé avec succès dans,le genre naïf créé par La Fontaine, raconte fort agréablement l'origine du poisson d'avril :