De même que l’âme humaine a ses replis secrets, de même la cathédrale a ses couloirs cachés. Leur ensemble, qui s’étend sous le sol de l’église, constitue la crypte (du grec […], caché).
En ce lieu bas, humide et froid, l’observateur éprouve une sensation singulière et qui impose le silence : celle de la puissance unie aux ténèbres. Nous sommes ici dans l’asile des morts, comme à la basilique de Saint-Denis, nécropole des illustres, comme aux Catacombes romaines, cimetière des chrétiens. Des dalles de pierre ; des mausolées de marbre ; des sépulcres ; débris historiques, fragments du passé. Un silence morne et pesant emplit les espaces voûtés. Les mille bruits du dehors, ces vains échos du monde, n’arrivent plus jusqu’à nous. Allons-nous déboucher dans les cavernes des cyclopes ? Sommes-nous au seuil d’un enfer dantesque, ou sous les galeries souterraines, si accueillantes, si hospitalières aux premiers martyrs ? - Tout est mystère, angoisse et crainte en cet antre obscur...
Autour de nous, nombreux, des piliers énormes, massifs, parfois jumelés, dressés sur leurs bases larges et chanfreinées. Chapiteaux courts, peu saillants, sobres, trapus. Formes rudes et frustes, où l’élégance et la richesse cèdent le pas à la solidité. Muscles épais, contractés sous l’effort, qui se partagent sans défaillance le poids formidable de l’édifice entier. Volonté nocturne, muette, rigide, tendue dans une résistance perpétuelle à l’écrasement. Force matérielle que le constructeur sut ordonner et répartir, en donnant à tous ces membres l’archaïque aspect d’un troupeau de pachydermes fossiles, soudés les uns aux autres, arrondissant leurs dos osseux, creusant leurs ventres pétrifiés sous la poussée d’une charge excessive. Force réelle, mais occulte, qui s’exerce dans le secret, se développe dans l’ombre, agit sans trêve dans la profondeur des substructions de 1’œuvre. Telle est l’impression dominante qu’éprouve le visiteur en parcourant les galeries des cryptes gothiques.
Jadis, les chambres souterraines des temples servaient de demeure aux statues d’Isis, lesquelles devinrent, lors de l’introduction du christianisme en Gaule, ces Vierges noires que le peuple, de nos jours, entoure d’une vénération toute particulière. Leur symbolisme est d’ailleurs identique ; les unes et les autres montrent, sur leur soubassement, la fameuse inscription : Virgini pariturœ ; à la Vierge qui doit enfanter. Ch. Bigarne [27], nous parle de plusieurs statues d’Isis désignées sous le même vocable. "Déjà, dit l’érudit Pierre Dujols, dans sa Bibliographie générale de l’Occulte, le savant Elias Schadius avait signalé, dans son livre De dictis Germanicis, une inscription analogue : Isidi, seu Virgini ex qua filius proditurus est [28]. Ces icônes n’auraient donc point le sens chrétien qu’on leur prête, du moins exotériquement. Isis avant la conception, c’est, dit Bigarne, dans la théogonie astronomique, l’attribut de la Vierge que plusieurs monuments, bien antérieurs au christianisme, désignent sous le nom de Viro paritura, c’est-à-dire la terre avant sa fécondation, et que les rayons du soleil vont bientôt animer. C’est aussi la mère des dieux, comme l’atteste une pierre de Die : Matri Deum Magna ideæ." On ne peut mieux définir le sens ésotérique de nos Vierges noires. Elles figurent, dans la symbolique hermétique, la terre primitive, celle que l’artiste doit choisir pour sujet de son grand ouvrage. C’est la matière première à l’état de minerai, telle qu’elle sort des gîtes métallifères, profondément enfouie sous la masse rocheuse. C’est, nous disent les textes, "une substance noire, pesante, cassante, friable, qui a l’aspect d’une pierre et se peut broyer en menus morceaux à la façon d’une pierre". Il apparaît donc régulier que l’hiéroglyphe humanisé de ce minéral en possède la couleur spécifique et qu’on lui réserve pour habitat les lieux souterrains des temples.
De nos jours, les Vierges noires sont peu nombreuses. Nous en citerons quelques-unes qui, toutes, jouissent d’une grande célébrité. La cathédrale de Chartres est la mieux partagée sous ce rapport ; elle en possède deux, l’une, désignée sous le vocable expressif de Notre-Dame-sous-Terre, dans la crypte, est assise sur un trône dont le socle porte l’inscription déjà relevée : Virgini parituræ ; l’autre, extérieure, appelée Notre-Dame-du-Pilier, occupe le centre d’une niche remplie d’ex voto sous forme de cœurs embrasés. Cette dernière, nous dit Witkowski, est l’objet de la dévotion d’un grand nombre de pèlerins. "Primitivement, ajoute cet auteur, la colonne de pierre qui lui sert de support était "cavée" des coups de langue et de dents de ses fougueux adorateurs, comme le pied de saint Pierre, à Rome, ou le genou d’Hercule que les païens adoraient en Sicile ; mais, pour la préserver des baisers trop ardents, elle fut entourée d’une boiserie en 1831." Avec sa Vierge souterraine, Chartres passe pour être le plus ancien de tous les pèlerinages. Ce n’était d’abord qu’une antique statuette d’Isis "sculptée avant Jésus-Christ", ainsi que le racontent d’anciennes chroniques locales. Toutefois, notre image actuelle ne date que de l’extrême fin du XVIIIe siècle, celle de la déesse Isis ayant été détruite, à une époque inconnue, et remplacée par une statue de bois, tenant son Enfant assis sur les genoux, laquelle fut brûlée en 1793.
Quant à la Vierge noire de Notre-Dame du Puy, - dont les membres ne sont pas apparents, - elle affecte la figure d’un triangle, par sa robe qui la ceint au col et s’évase sans un pli jusqu’au pied. L’étoffe en est décorée de ceps de vigne et d’épis de blé, - allégoriques du pain et du vin eucharistiques, - et laisse passer, au niveau de l’ombilic, la tête de l’Enfant, aussi somptueusement couronnée que celle de sa mère.
Notre-Dame-de-Confession, célèbre Vierge noire des cryptes Saint-Victor, à Marseille, nous offre un beau spécimen de statuaire ancienne, souple, large et grasse. Cette figure, pleine de noblesse, tient un sceptre de la main droite et a le front ceint d’une couronne à triple fleuron (pl. 1).
Notre-Dame de Rocamadour, but d’un pèlerinage fameux, déjà fréquenté l’an 1166, est une madone miraculeuse dont la tradition fait remonter l’origine au juif Zachée, chef des publicains de Jéricho, et qui domine l’autel de la chapelle de la Vierge construite en 1479. C’est une statuette de bois, noircie par le temps, enveloppée dans une robe de lamelles d’argent qui en consolide les débris vermoulus. "La célébrité de Rocamadour remonte au légendaire ermite, saint Amateur ou Amadour, lequel sculpta en bois une statuette de la Vierge à laquelle de nombreux miracles furent attribués. On raconte qu’Amateur était le pseudonyme du publicain Zachée, converti par Jésus-Christ ; venu en Gaule, il aurait propagé le culte de la Vierge. Celui-ci est fort ancien à Rocamadour ; cependant, la grande vogue du pèlerinage ne date que du XIIe siècle" [29].
À Vichy, la Vierge noire de l’église Saint-Blaise y est vénérée "de toute ancienneté", ainsi que le disait déjà Antoine Gravier, prêtre communaliste au XVIIe siècle. Les archéologues datent cette sculpture du XIVe siècle, et, comme l’église Saint-Blaise, où elle est déposée, ne fut construite, dans ses parties les plus anciennes, qu’au XVe siècle, l’abbé Allot, qui nous signale cette statue, pense qu’elle figurait autrefois dans la chapelle Saint-Nicolas, fondée en 1372 par Guillaume de Hames.
L’église de Guéodet, nommée encore Notre-Dame-de-la-Cité, à Quimper, possède aussi une Vierge noire.
b[Camille Flammarion [30] nous parle d’une statue analogue qu’il vit dans les caves de l’Observatoire, le 24 septembre 1871, deux siècles après la première observation thermométrique qui y fut faite en 1671.]b "Le colossal édifice de Louis XlV, écrit-il, qui élève la balustrade de sa terrasse à vingt-huit mètres au-dessus du sol, descend au-dessous en des fondations qui ont la même profondeur : vingt-huit mètres. À l’angle de l’une des galeries souterraines, on remarque une statuette de la Vierge, placée là cette même année 1671, et que des vers gravés à ses pieds invoquent sous le nom de Nostre-Dame de dessoubs terre." Cette Vierge parisienne peu connue, qui personnifie dans la capitale le mystérieux sujet d’Hermès, paraît être une réplique de celle de Chartres, la benoiste Dame souterraine.
Un détail encore, utile pour l’hermétiste. Dans le cérémonial prescrit pour les processions de Vierges noires, on ne brûlait que des cierges de couleur verte.
Quant aux statuettes d’Isis, — nous parlons de celles qui échappèrent à la christianisation, — elles sont plus rares encore que les Vierges noires. Peut-être conviendrait-il d’en rechercher la cause dans la haute antiquité de ces icônes. Witkowski [31] en signale une que logeait la cathédrale Saint-Etienne, de Metz. "Cette figure en pierre d’Isis, écrit l’auteur, mesurant 0 m. 43 de haut sur 0 m. 29 de large, provenait du vieux cloître. La saillie de ce haut relief était de 0 m. 18 ; il représentait un buste nu de femme, mais si maigre que, pour nous servir d’une expression imagée de l’abbé Brantôme, "elle ne pouvoit rien monstrer que le bastiment" ; sa tête était couverte d’un voile. Deux mamelles sèches pendaient à sa poitrine comme celles des Dianes d’Ephèse. La peau était colorée en rouge, et la draperie qui contournait la taille en noir... Une statue analogue existait à Saint-Germain-desPrés et à Saint-Etienne de Lyon."
Toutefois, ce qui demeure pour nous, c’est que le culte d’Isis, la Cérès égyptienne, était fort mystérieux. Nous savons seulement qu’on fêtait solennellement la déesse, chaque année, dans la ville de Busiris, et qu’on lui sacrifiait un bœuf. "Après les sacrifices, dit Hérodote, les hommes et les femmes, au nombre de plusieurs myriades, se portent de grands coups. Pour quel dieu ils se frappent, j’estime que ce serait de ma part une impiété que de le dire." Les Grecs, de même que les Égyptiens, gardaient un silence absolu sur les mystères du culte de Cérès, et les historiens ne nous ont rien appris qui pût satisfaire notre curiosité. La révélation aux profanes du secret de ces pratiques était punie de mort. On considérait même comme un crime de prêter l’oreille à la divulgation. L’entrée du temple de Cérès, à l’exemple des sanctuaires égyptiens d’Isis, était rigoureusement interdite à tous ceux qui n’avaient point reçu l’initiation. Cependant, les renseignements qui nous ont été transmis sur la hiérarchie des grands prêtres nous autorisent à penser que les mystères de Cérès devaient être du même ordre que ceux de la Science hermétique. En effet, nous savons que les ministres du culte se répartissaient en quatre degrés : l’Hiérophante, chargé d’instruire les néophytes ; le Porte-Flambeau, qui représentait le Soleil ; le Héraut, qui représentait Mercure ; le Ministre de l’Autel, qui représentait la Lune. À Rome, les Céréalies se célébraient le 12 avril et duraient huit jours. On portait, dans les processions, un œuf, symbole du monde, et l’on y sacrifiait des porcs.
Nous avons dit plus haut qu’une pierre de Die, représentant Isis, la désignait comme étant la mère des dieux. La même épithète s’appliquait à Rhéa ou Cybèle. Les deux divinités se révèlent ainsi proches parentes, et nous aurions tendance à ne les considérer qu’en tant qu’ expressions différentes d’un seul et même principe. M. Charles Vincens confirme cette opinion par la description qu’il donne d’un bas-relief figurant Cybèle, que l’on a vu, durant des siècles, à l’extérieur de l’église paroissiale de Pennes (Bouches-du-Rhône), avec son inscription : Matri Deum. "Ce curieux morceau, nous dit-il, a disparu vers 1610 seulement, mais il est gravé dans le Recueil de Grosson (p. 20)." Analogie hermétique singulière : Cybèle était adorée à Pessinonte, en Phrygie, sous la forme d’une pierre noire que l’on disait être tombée du ciel. Phidias représente la déesse assise sur un trône entre deux lions, ayant sur la tête une couronne murale de laquelle descend un voile. Parfois, on la figure tenant une clef et paraissant écarter son voile. Isis, Cérès, Cybèle, trois têtes sous le même voile.