Le « Siècle des Lumières » a initié, en fait, une période de profond obscurantisme
Le « Siècle des Lumières » a initié, en fait, une période de profond obscurantisme et, à force de baigner dans cette ombre et cette confusion, nous avons fini par la considérer comme « normale ». Bien sûr, reconnaître profondément ces faits n’est pas aisé car, alors, s’effondre l’image de l’homme tout-puissant, du scientifique conduisant sagement l’humanité vers un monde meilleur, et puis les milliers de contes de fées scientifiques qui nous ont peut-être émerveillé dans notre enfance. Ce qu’il importe de retenir, c’est que si les scientifiques ne savent pas vraiment ce qu’ils créent, s’ils se contentent de vagues hypothèses, alors il est normal et sain que la population – à qui ces innovations sont destinées – soit méfiante. m ême si la plupart sont athées ou placent Dieu bien au-dessus de ce monde, il en reste tout de même quelques-uns pour ressentir le caractère sacré de la Nature et pour savoir qu’on ne joue pas avec elle sans conséquences. De toute façon, si un shampooing a nécessité le sacrifice « scientifique » de milliers de vies animales, si la moindre puce de téléphone portable produit des ilos de déchets pour sa fabrication , on pressent qu’il y a un problème et que le monde lumineux de la technologie est construit sur des bases tout à fait obscures. On peut alors peut-être comprendre 1. Selon les statistiques officielles, il y aurait à travers le monde 11 millions d’animaux enfermés dans des laboratoires, attendant sous la lumière des néons une mort des plus atroces. On se référera à l’étude très fournie de Pièces et m ain d’ œuvre sur ce sujet méconnu : Le portable, gadget de destruction massive , pourquoi cette intrusion technologique a généré, malgré les promesses enthousiastes d’un paradis futur, des réactions violentes de rejet.
Je ne cacherai pas que j’ai côtoyé un temps des activistes passionnément anti-technologie. Certains, mis face à cette horreur, finissaient par penser que la méthode employée par Unabomber était la seule qui puisse encore se targuer d’être « morale ». Ils étaient mis face à un monstre qui détruisait tout ce qui était cher à leurs yeux, et ils ne rêvaient que de le détruire... m ais le problème est plus compliqué qu’à l’époque des Luddites, car nous sommes aujourd’hui dans ce « monstre » et si nous arrivions hypothétiquement à le détruire, nous risquerions de nous détruire nous-mêmes. Par cette image, je ne souhaite pas seulement rappeler notre dépendance au système industriel mondial pour notre survie – problème insoluble en lui-même et qui est plutôt décourageant si on le prend de ce côté – mais surtout introduire le fait plus difficilement discernable qu’à force d’utiliser des machines, nous sommes en partie « devenus des machines » (au sens métaphorique ou du moins psychologique du terme) et il n’est pas sûr que nous soyons aptes à reconstruire une société harmonieuse si ce « système » – tant haï par certains – venait à s’effondrer. J’ai connu dans ma vie une personne qui affirmait haut et fort qu’il valait mieux d’abord tout détruire avant de chercher à reconstruire. C’était la personne la plus asociale et arrogante que j’ai jamais côtoyée. Sa rencontre traumatisante m’a fait profondément rejeter ce courant de contestation par la violence, heureusement avant que je m’y investisse. Comment pouvait-on dire agir pour le bien tout en étant si détestable avec les autres ? Je ne pouvais tout simplement pas imaginer quel type de monde il aurait créé s’il en avait eu le pouvoir.
J’ai, depuis, pris le parti – d’abord inconsciemment, puis plus clairement et ce livre en est l’aboutissement – qu’il fallait d’abord chercher à s’harmoniser avec les êtres qui nous entourent, construire ce à quoi notre cœur aspire et, à ce moment, la technologie ne sera plus en aucune manière indispensable. m ême si une partie de l’humanité reste paralysée dans cette impasse, cela ne nous influencera plus car nous aurons avancé. m ais cela demande de se changer, d’être à l’écoute des autres, de devenir flexible dans ses relations... et ça, je crains que ce soit la dernière chose que les êtres humains veuillent faire à une époque où les mondes virtuels leur permettent de vivre confortablement avec leur ego, avec leurs rêves, sans être jamais vraiment confrontés à qui que ce soit d’autre... La dépendance technologique Si j’ai choisi de m’en prendre, dans ce livre, non pas au nucléaire, aux OG m ou aux nanotechnologies mais aux technologies de télécommunication, c’est que si les premières génèrent une pollution physique considérable et mettent en péril l’environnement, ces dernières, en s’érigeant en intermédiaire omniprésent, polluent les échanges humains de manière considérable, même si cela est difficilement détectable. J’ai l’intime conviction que le problème écologique ne peut être réglé qu’en s’intéressant à l’écologie dite « humaine », que j’ai choisi de nommer écosophie .
Si avec l’écologie, c’est l’homme qui essaie de « sauver » la Nature, avec l’écosophie c’est la Nature qui indique à l’homme comment se « sauver » lui-même en rétablissant des bases de vie naturelles. L’écosophie ne considère pas l’environnement comme quelque chose d’extérieur à nous, mais comme étant en intime relation avec notre vie intérieure. Cependant, les technologies sont un obstacle majeur à cette régénération du tissu social – ô combien nécessaire – car elles permettent, presque toutes, de nous affranchir de nos semblables. Pour prendre rapidement quelques exemples : la voiture et son cousin des champs, le tracteur, ont détruit en quelques décennies toute l’économie rurale, et donc avec elle, la vie sociale des campagnes. La radio, en fournissant toute la musique qu’on souhaitait à domicile, a éliminé le besoin de se rencontrer autour de la musique. (A une époque, la majorité des gens jouaient d’un instrument.) L’effet de la télévision a été pire encore. Et maintenant Internet permet à chacun de vivre « librement » la vie qu’il veut, avec qui il veut, sans plus aucune contrainte sociale. Comment se fait-il que la contestation contre les technologies « sociales » est incomparablement moindre que celle contre le nucléaire ou les OGM ? Je crois que ce n’est pas seulement parce que les effets néfastes sont plus difficiles à déceler mais surtout parce qu’on touche ici à la sacro-sainte liberté individuelle. En les remettant en cause, on risque de passer nous-mêmes pour les tyrans. Je tiens à préciser d’emblée – pour ceux que cela inquiète – que je n’ai aucune intention de me lancer dans une campagne politique contre Internet.
Je ne cherche pas ici à convaincre « d’arrêter Internet », mais à aider à comprendre quels sont les effets de son utilisation, afin que chacun puisse faire un choix conscient, en ayant toutes les cartes en main. Je suis, pour ma part, scandalisé par la campagne qui a été menée mondialement contre la cigarette. Ce n’est pas en étant contraint – par la culpabilité, la peur et les interdictions – d’arrêter cette pratique qu’on comprendra la raison, tout individuelle, qui pousse à fumer. Cela ne fait que générer de la frustration et reporter le problème ailleurs, souvent en le compliquant. C’est un désastre au niveau psychologique, et pas seulement à cause du message contradictoire entre les publicités et les incitations horribles à arrêter. Ce qui est aberrant – et symptomatique de notre temps – c’est que malgré les milliards dépensés dans la lutte contre le tabagisme, jamais personne n’a pris la parole dans les médias pour expliquer pourquoi les gens fument. C’est comme si on les prenait pour des imbéciles qui agissent sans raison ! Si on leur disait que l’effet du tabac est de nous protéger de notre environnement, qu’il diminue la sensibilité par rapport aux autres – comme on peut le sentir chez les « vieux fumeurs » qui ont comme une « carapace » autour d’eux – ils pourraient chercher en eux ce qui les induit à adopter ce comportement extérieur et éventuellement trouver la force pour être avec les autres sans se sentir agressés... En ce qui concerne les technologies de télécommunication, mon but est, comme je l’ai dit au début, de les faire comprendre de l’intérieur car c’est seulement de cette manière qu’on peut éventuellement s’en détacher – si on le veut bien. Cela va demander un type de lecture particulier, avec de fréquents retours sur soi, ce qui n’est pas toujours évident. Je propose ici une véritable réflexion, c’est-à-dire un miroir de mon cheminement intérieur qui puisse éventuellement se réfléchir sur celui des autres, et les aider à avancer plus rapidement. Je ne cacherai pas que ce chemin a été long pour moi, de 3 à 4ans suivant le point de vue. Cela ne fait que quelques mois que je peux me passer d’ordinateur sans aucun regret ou sentiment de frustration, et l’utiliser vraiment comme un outil quand je dois rédiger quelques textes. Lorsqu’on entend que je ne vais plus sur Internet sauf en cas d’extrême nécessité, on me prend pour un extrémiste, mais il m’a fallu beaucoup de temps et de patience pour en arriver là.
J’étais au début extrêmement dogmatique dans mes idées, ce qui rendait ma compagnie très pénible pour mes proches. A cette époque, je me suis rendu à plusieurs reprises dans des rassemblements anti-technologie mais, ce qui est amusant, c’est qu’il me fallait toujours revenir chez moi après une ou deux semaines car je me sentais trop mal, trop « aliéné » loin de mon ordinateur. Ce n’était pas vraiment de l’hypocrisie (!) ; disons que j’avais bien vu les effets néfastes des technologies sur la société, il ne faisait pas de doute qu’elles étaient un facteur majeur du « désenchantement du monde », mais je n’avais encore rien compris des effets intérieurs d’Internet. Je ne voyais pas ce qui faisait que je me sentais si bien devant mon ordinateur, j’étais encore totalement inconscient de moi- même. Je pouvais adopter une position idéologique dure, mais cela ne m’aidait pas à comprendre – bien au contraire ! Peut-être est-il nécessaire d’un point de vue psychologique de passer par ces périodes passionnelles, peut-être doit-on se révolter contre le mensonge avant de pouvoir trouver soi-même la vérité. En tout cas, s’il y a parmi mes lecteurs des êtres qui se sont embourbés aussi profondément que moi dans les marécages d’Internet, je recommande de rester souple. Si la communication doit devenir naturelle, la désintoxication doit l’être aussi. Le but n’est pas de s’imposer des restrictions frustrantes, mais de s’observer et surtout de retourner vers la vraie vie avec toujours plus d’intensité.
A la fin de ce processus, il ne doit plus y avoir aucune envie de gâcher le temps qui nous a été donné de vivre et Internet semblera d’une utilité très relative quel que soit le nombre de distractions et d’informations qu’on y trouve. Comprendre pour choisir Les technologies nous sont vendues comme des moyens d’acquérir une plus grande liberté, mais on constatera que leur utilisation même élimine de grands domaines sur lesquels nous avions autrefois le choix. En « simplifiant la vie », elles la réduisent également. En effet, toute technologie suit une logique rigoureuse, qui est gravée dans le mécanisme même qui la constitue. Elle est le reflet de la pensée de ses créateurs. Il en est qui pensent qu’Internet, quoiqu’étant un facteur de passivité et d’isolement, peut être détourné pour devenir un outil convivial, voire révolutionnaire. m ais quoiqu’on fasse sur la toile, quoiqu’on y dise, Internet reste à la base un moyen d’échanger des 0 et des 1 1 et, comme nous le verrons 1. En informatique, les nombres et les lettres sont réduits à des séries de 0 et de 1. Par exemple, 1 se « traduit » par 1110. Cela facilite le traitement des données par circuit électrique. De même, les logiciels sont une longue suite de choix de type « ou bien, ou bien ».
Toute l’informatique est donc conditionnée par cette logique purement binaire au chapitre suivant, cela a pour effet de réduire énormément le canal de communication, et donc de vie. Si les débats autour de la technologie ont toujours tendance à tourner autour du tout ou rien, c’est précisément parce qu’en acceptant d’utiliser une technologie, on doit accepter implicitement toute la logique qui lui est sous-jacente. Notre liberté est plus que jamais celle du consommateur qui, au bout de la chaîne de production, n’a plus que le choix entre une variété de produits accomplissant les mêmes fonctions. Peut-être pourrait-on inventer d’autres technologies, avec d’autres logiques, qui soient « conviviales », c’est- à-dire, selon la définition d’Ivan Illich 1 , qui prennent en compte l’être humain.
mais il faudrait déjà être bien sûr de comprendre ce qu’est l’être humain, ses aspirations profondes et sa plus haute raison d’être... Sinon, on risque - rait de s’enfermer dans une prison plus subtile encore. Ce que je propose pour ma part, c’est d’aller extraire la logique intégrée dans les technologies de télécommunication – logique qui est souvent inconsciente – et de regarder si elle correspond au domaine infiniment varié qu’est la vraie vie. Je crois que c’est seulement ainsi que le fossé entre les « pro » et les « anti » pourra être comblé, ainsi que celui entre les générations qui se comprennent de moins en moins au fur et à mesure que les innovations transforment les jeunes. On ne peut pas se passer immédiatement et totale - ment de ces technologies, mais en faisant pas à pas, par la compréhension profonde, le chemin qui nous a conduits à cette impasse, on pourra éventuellement rectifier le tir et commencer à recréer une société qui soit accordée avec les lois naturelles. Je ne pense pas que cette nouvelle société aura besoin de machines – qui, par leur nature minérale, ont toujours tendance à cristalliser les choses – mais il faudra réinventer une contrepartie « sociale » pour chacun des et cela a des conséquences majeures.
La convivialité , Ivan Illich, Seuil, l' apparents avantages qu’offrent actuellement les technologies. Ce qui est un travail de titan. Le but n’est pas de s’immobiliser dans l’austérité, ni de passer ses journées dans la rêverie en espérant y atteindre quelque chose, mais au contraire de reprendre fermement en main notre liberté d’action, qui est sur le point d’être totalement accaparée par les machines et leur « progrès qu’on n’arrête pas ». Quel type de vie peut-il se construire en dehors du monde de la technologie ? Il n’y a pas pour cela de réponses toutes faites, car si les machines ont tendance à tout uniformiser dans une même logique binaire, la Nature, elle, offre un épanouis - sement des plus variés à ceux qui acceptent de se conformer à son cadre et de se mettre sous son aile protectrice.
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