Ces négociations sont l’aboutissement de plusieurs années de lobbying des groupes industriels et financiers, européens et états-uniens. Le partenariat transatlantique serait un des accords de libre-échange et de libéralisation de l’investissement les plus importants jamais conclus, représentant la moitié du PIB mondial et le tiers des échanges commerciaux. Pour la Commission européenne, qui négocie au nom de tous les pays de l’Union européenne, il s’agit d’aligner le PTCI/TAFTA sur « le plus haut niveau de libéralisation » qui soit [1]. Elle souhaite même ériger l’accord en modèle, avec des conséquences pour tous les pays du monde.
Les négociations à l’OMC, qui ont été le moteur de la libéralisation du commerce notamment agricole depuis les années 90, sont actuellement bloquées. Face à ce constat, les grandes puissances, en particulier l’Union européenne et les États-Unis, se sont engagés dans une stratégie bilatérale et bi-régionale avec leurs partenaires commerciaux. Elles profitent alors d’un rapport de force très défavorable aux pays les plus pauvres, qui permet d’aller encore beaucoup plus loin que dans le cadre de l’OMC pour libéraliser les marchés [2]. Des centaines d’accord de ce type, dont fait partie le Grand marché transatlantique, sont conclus ou en cours. Ils doivent tous être notifiés auprès de l’OMC et permettre selon elle une « libéralisation substantielle de tout le commerce » entre les régions concernées.
Les multinationales européennes ont déployé un lobbying intense en perspective de l’ouverture des négociations du PTCI et ont eu de multiples contacts avec la Commission européenne. Dans le même temps, le public, leurs organisations, les élus n’ont pas accès aux informations de base. Ainsi, le mandat de la Commission européenne n’a pu être connu que grâce à des fuites. Il est impossible à l’heure actuelle de connaître les positions de part et d’autre au fur et à mesure des négociations et selon les sujets. Sans forte mobilisation citoyenne, l’opacité des négociations restera la règle.
L’attaque des droits de douane agricoles [3]
Le mandat donné à la Commission européenne par le Conseil des ministres européen du commerce du 14 juin 2013 [4] appelle à une « réduction substantielle des tarifs douaniers ». Même s’il faut se méfier des comparaisons en termes de droits de douane moyens [5], elles donnent des premières indications. Si ces droits de douane sont en moyenne assez faibles de part et d’autre de l’Atlantique (2% selon le CEPII [6]), ils restent élevés dans certains secteurs. Dans l’agriculture par exemple, les droits de douane moyens s’avèrent, toujours selon le CEPII, de 7% côté Etats-Unis et de 13% côté Union européenne. Selon les produits, ils peuvent dépasser 200%, protégeant ainsi des secteurs hyper sensibles, notamment dans l’élevage. Les droits de douane sont souvent bien plus élevés du côté de l’Union européenne, en particulier sur les céréales, le sucre et les viandes. Par exemple, sur les carcasses congelées de viande bovine, ils s’avèrent plus de quarante fois supérieurs par rapport à ceux des Etats-Unis. Le même type de constat peut être fait sur beaucoup de produits laitiers et même sur les alcools, alors que la Commission avance l’idée qu’on pourrait davantage exporter dans ces secteurs avec une libéralisation des marchés [7].
Les droits de douane permettent à l’Union européenne de se protéger d’un taux de change plus favorable pour les productions états-uniennes. Ils permettent surtout de se protéger vis-à-vis d’une agriculture étatsunienne plus industrielle et plus « compétitive », du fait de la médiocrité des protections sociales et environnementales outre-Atlantique et d’une « restructuration agricole » beaucoup plus importante : une ferme dans l’Union européenne fait environ 13 hectares, contre 170 aux Etats-Unis. Sur 1000 hectares, on emploie 57 personnes dans l’Union européenne contre 6 aux Etats-Unis [8]. Il est faux de dire que l’Union européenne aurait une compétitivité éprouvée pour les produits agricoles et alimentaires : certes, les échanges agricoles sont excédentaires sur les dernières années, mais ils deviennent largement déficitaires si on enlève les boissons et si on inclue les produits de la pêche et les préparations alimentaires. Même FoodDrinkEurope, la Fédération des industries agroalimentaires européennes, conclut ainsi : « Considérant que le niveau tarifaire de la majeure partie des exportations aux USA de produits alimentaires et boissons est déjà tout à fait bas, nous pensons que l’industrie alimentaire et de boissons de l’UE dans son ensemble a relativement peu à gagner à un démantèlement tarifaire » [9].
Que se passerait-il si ces droits de douane étaient démantelés ? Face à la déferlante de produits agricoles américains, notre propre agriculture n’aurait d’autre possibilité que de s’engouffrer encore davantage dans un modèle agro-exportateur néfaste pour l’environnement et l’emploi. La Commission européenne reconnaît elle-même que les États-Unis souhaitent écouler une plus grande partie de produits alimentaires de base comme le blé et le soja (la plupart OGM). Ceci accentuerait encore les déséquilibres commerciaux et le renforcement en Europe du modèle d’alimentation animale maïs-soja, au détriment des prairies et protéines européennes, pourtant bénéfiques pour nos sols et l’environnement. La concurrence accrue aboutirait à la contraction des coûts de production, qui exigerait d’affaiblir les standards environnementaux, alimentaires, sociaux. Elle mènerait très certainement à une concentration des exploitations et à une spécialisation des régions, ainsi qu’à une réduction drastique des emplois agricoles. Les perspectives de promotion des circuits courts, de la relocalisation des activités agricoles et de l’agriculture paysanne seraient considérablement menacées. Un tel accord rendrait caduques les efforts menés par l’UE pour légitimer sa Politique agricole commune autour de pratiques plus agro-écologiques et de produits agricoles d’appellation géographiques et de qualité.
L’introduction d’un nouveau mécanisme, le règlement des différends investisseurs-Etats
Normalement, les accords internationaux ne peuvent avoir d’effet règlementaire « direct » qu’après avoir été traduits dans la législation européenne, par l’Union elle-même. Ils peuvent faire également l’objet de plaintes entre les parties prenantes de cet accord, à savoir les États ou régions comme l’Union européenne. C’est le cas par exemple des accords de l’OMC, à travers des plaintes déposées auprès de l’Organe de règlement des différends et qui aboutissent parfois à des sanctions commerciales.
Mais, de la même façon que l’accord UE-Canada, qui est en passe d’être ratifié, le volet « investissement » du mandat de négociation du PTCI/TAFTA prévoit un mécanisme particulièrement menaçant : le règlement des différends investisseurs-Etats. Ce mécanisme permettrait à des multinationales de poursuivre directement l’Union européenne, des États ou des collectivités locales sous l’argument du non respect de l’accord établi, et ainsi de contester de nombreuses réglementations protectrices des consommateurs ou des économies locales. L’objectif : étendre le champ possible des investissements et « sécuriser » les bénéfices des investisseurs. Des experts « arbitres » délibèreraient alors indépendamment des juridictions publiques nationales ou communautaires.
On trouve de nombreux exemples de plaintes de multinationales dans le cadre d’accords bilatéraux d’investissement déjà conclus. Certains Etats ont ainsi été condamnés à des amendes très dissuasives, se chiffrant souvent en millions, voire en milliards de dollars. C’est le cas de l’Etat canadien, suite à une plainte de la multinationale Lone Pine, dans le cadre de l’accord de libre-échange Canada/États-Unis/Mexique : Lone Pine a demandé 250 millions de dollars de réparation pour des profits qu’elle n’a pu réaliser à cause du moratoire sur l’extraction des gaz de schiste mis en place par le Québec.
Les risques pour les normes européennes sanitaires, environnementales et de bien-être animal Tout porte à croire que les multinationales se saisiront de l’occasion offerte notamment par le règlement des différends investisseurs-États pour faire pression sur les normes sanitaires, environnementales et de bien-être animal. L’ONG américaine IATP et les Amis de la Terre Europe font ainsi état de nombreuses pressions déjà exercées par les multinationales, notamment américaines, auprès des décideurs publics dans le cadre des négociations transatlantiques [10]. Le représentant américain au commerce, Michael Froman, plaide déjà pour que les règlementations européennes s’alignent sur celles qui régissent l’agro-industrie américaine. Les lobbys de l’agro-business américain appellent quant à eux à prendre comme modèle l’accord transpacifique, en cours lui aussi de négociations, car cet accord « contient une partie sur les normes sanitaires et phytosanitaires avec de fortes disciplines allant plus loin que celles de l’OMC » [11]. Ils sont appuyées par certains États-membres européens, comme le Royaume-Uni dont le premier ministre David Cameron a déclaré : « Tout doit être sur la table. Et nous devons nous attaquer au cœur des questions règlementaires, de façon à ce qu’un produit accepté d’un côté de l’Atlantique puisse immédiatement entrer sur le marché de l’autre » [12].
L’Union européenne et les États-Unis présentent en effet de fortes différences de normes sanitaires, environnementales et de bien-être animal. Le risque est grand d’une harmonisation vers le bas. La Commission européenne se positionne d’ores et déjà pour que « les mesures sanitaires et phytosanitaires [SPS] soient revisitées de façon collaborative », de façon à ce que les « SPS de chaque côté soient fondées sur la science et les standards internationaux » et avec l’objectif de « minimiser les effets négatifs des mesures SPS sur le commerce » [13]. Ces formulations font craindre le pire pour le principe de précaution, non reconnu par les États-Unis mais qui figure au contraire dans les traités européens : dans l’Union européenne, ceux qui souhaitent introduire de nouveaux produits ou procédés de fabrication doivent faire la preuve de l’absence de risque. S’il y a controverse scientifique, alors le principe de précaution peut s’appliquer. Au contraire, pour les Etats-Unis, il doit y avoir preuve de la nocivité de ces produits ou procédés, par exemple pour la santé humaine.
Dans l’Union, ce principe de précaution s’applique en particulier aux OGM : ils sont soumis à une procédure d’autorisation, avec une évaluation des risques obligatoire réalisée par la puissance publique. Mais aux Etats-Unis, les produits OGM sont considérés comme « substantiellement équivalents » aux produits nonOGM et ne requièrent pas d’évaluation de ce type. La liste des OGM autorisés à la culture, à l’élevage et à la consommation animale et humaine est ainsi sans commune mesure avec celle de l’Union européenne – laFood and Drug Administration est ainsi sur le point d’accepter la production et la vente de saumon OGM -. Selon l’étude réalisée par le Parlement européen [14], il existe donc des risques importants d’affaiblissement des procédures d’autorisation des OGM importés en Europe, menaçant d’élargir considérablement la liste des variétés autorisées à l’importation – une cinquantaine actuellement, en maïs, coton, soja, colza essentiellement -.
Ces risques pèsent également sur les variétés autorisées à la culture sur le sol européen – pour l’instant, uniquement le maïs MON 810 – et sur les interdictions pures et simples des cultures d’OGM émises par certains États-membres, dont la France. Tous ces risques sont d’autant plus importants que les industries de biotechnologie américaines en ont fait clairement leur objectif numéro un dans les négociations. Enfin, les lobbys industriels comptent affaiblir l’obligation européenne d’étiqueter tout produit non OGM, mais également annihiler les progrès réalisés en la matière d’une trentaine d’Etats américains [15]. L’ensemble des règles visant l’information des consommateurs, par exemple celles relatives à l’origine des produits, sont d’ailleurs visées explicitement par les multinationales, qui espèrent les faire passer pour des entraves au commerce dans l’accord transatlantique.
La volaille désinfectée avec des solutions chlorées fait partie également des quelques sujets majeurs de préoccupation dans cette étude réalisée par le Parlement européen. Les Etats-Unis tentent en effet depuis longtemps d’obtenir la possibilité d’en exporter vers l’Union : tandis que l’Union n’accepte que l’eau pour laver les carcasses de volailles pour des raisons sanitaires, les Etats-Unis autorisent différents produits de traitement contre les pathogènes. Les États-Unis ont déjà contesté cette interdiction d’exportation, qui leur a coûté des centaines de millions de dollars, dans le cadre de l’OMC et d’accords bilatéraux. Les négociateurs américains comptent donc sur l’accord en cours pour faire avancer le sujet.
Des interrogations demeurent également quant à la question du bœuf aux hormones. Rappelons qu’aux Etats-Unis, la plupart du bœuf produit et consommé est traité avec des hormones de croissance. Les ÉtatsUnis et le Canada avaient porté plainte à ce sujet auprès de l’OMC. Celle-ci leur avait donné raison, autorisant des sanctions commerciales. L’accord de 2009 entre Etats-Unis et Union européenne allège ces sanctions en échange d’une augmentation des quotas d’imports de bœuf américain sans hormones par l’Union. Cet accord devrait permettre selon le Parlement européen d’éviter certainement une nouvelle remise en cause dans le cadre de l’accord transatlantique. Mais rien n’est garanti.
D’autres règles publiques d’importance pourraient se retrouver menacées dans cet accord, concernant les résidus de pesticides ou les additifs alimentaires. C’est le cas de l’interdiction dans l’Union européenne de l’usage de la ractopamine, utilisée par contre aux États-Unis dans l’alimentation animale pour stimuler la croissance et en modifier la qualité. La ractopamine apparaît pourtant dangereuse pour le bien-être animal et la santé humaine dans de nombreux articles de recherche, ce qui a amené une très grande majorité de pays dans le monde à en interdire la production et l’importation. Le Codex alimentarius, qui sert de standards internationaux alimentaires, a néanmoins récemment accepté dans ces standards un niveau minium possible de ractopamine, ce qui offre de nouveaux espoirs à l’industrie de la viande dans le cadre des négociations transatlantiques [16]. De même, la California Table Grape Commission vise les niveaux maximums de résidus de pesticides dans les fruits, dont beaucoup sont bien plus faibles en Europe qu’aux Etats-Unis.
En contrepartie, les autorités françaises et européennes soulignent la possibilité d’avancées sur le plan des Indications d’origine protégée, que les autorités états-uniennes pourraient reconnaître et qui permettraient d’empêcher, par exemple, la production de champagne états-unien. Mais rien n’est moins sûr, puisque les acteurs économiques côté États-Unis sont vent debout contre l’introduction de telles règlementations [17].
Des risques pour les normes et l’agriculture paysanne américaines
Edouard Bourcieu, de la direction générale Commerce à Bruxelles, affirmait les intérêts des multinationales européennes en juillet dernier : « N’oublions pas que nous avons aussi des intérêts offensifs à défendre sur le volet agricole, afin de pouvoir exporter plus » [18]. Les ONG américaines soulignent ainsi les pressions exercées par les exportateurs européens, par la voix de BusinessEurope ou des industries agroalimentaires, pour affaiblir le « US Food safety Modernization Act » – lois votées en 2010 visant à prévenir les contaminations alimentaires -, les standards sur la qualité du lait [19] ou encore les lois américaines de protection des mammifères marins, qui induisent des restrictions aux importations. L’Union européenne pourrait également en profiter pour affaiblir certains niveaux de tolérance de présence de pathogènes dans les produits animaux, plus élevés outre-atlantique [20].
Un autre sujet d’importance intéresse les exportateurs européens : les politiques d’encouragement d’achat de produits locaux et plus sains par les écoles ou autres administrations publiques américaines. Ainsi, un programme fédéral encourage les partenariats entre écoles et fermes locales. Le mandat initial de la Commission européenne souligne son souhait de nouvelles règles de marchés publics dans tous les secteurs, menaçant ainsi ce type de politiques publiques et notamment le programme « Buy America », visant la relocalisation des activités.
Une estimation biaisée des conséquences de l’accord
Concernant les conséquences de l’accord, la Commission Européenne s’appuie sur une étude du CEPR(Centre for Economic Policy Research), qui affiche une espérance de 0,21% de PIB d’ici 2027 dans le scénario qui semble le plus réaliste… soit 0,015% de croissance par an. Ces faibles résultats sont très inférieurs à la marge d’erreur du modèle et ne sont pas significatifs. Ils reposent sur des hypothèses éloignées de la réalité des marchés. En outre, les opportunités et les risques pour l’agriculture ne sont pas étudiés : l’agriculture est traitée comme un secteur industriel classique, occultant le fonctionnement spécifique des marchés agricoles [21]. Les impacts sur la sécurité sanitaire et bien d’autres sujets relatifs à l’agriculture et l’alimentation ne figurent pas dans le document final d’évaluation de l’accord de la Commission européenne [22]. Il est donc extrêmement important que d’autres institutions, mais aussi les organisations citoyennes, se saisissent de ces questions, mènent leurs propres investigations et informent le plus largement possible les citoyens sur les effets potentiellement désastreux de cet accord sur le plan social et environnemental.