Gouvernements sous la coupe des banques
L’urgence du contre-choc
Il y avait quelques raisons de ne pas être entièrement convaincu de la thèse de Naomi Klein sur la « stratégie du choc » (1). Elle est sans doute très pertinente dans bon nombre de cas, notamment pour les pays du Sud ou les économies en transition. Mais elle n’a pas non plus la généralité qu’elle revendique implicitement, et il est assez évident que l’installation du néolibéralisme dans les économies dites « développées » ne répond pas au modèle du « choc » — plutôt à la mise en œuvre progressive et « à froid » d’un programme qui s’est systématisé et approfondi à mesure qu’il se déployait. Il faut cependant reconnaître que, pour la première fois, son analyse pourrait se trouver spectaculairement vérifiée au cœur même du capitalisme « développé ».
Avec l’implacable déterminisme d’un mécanisme horloger, la crise de la finance privée a muté en crise des finances publiques. La chose était fatale pour deux raisons au moins. En premier lieu, il était tout à fait impossible que les pouvoirs publics se désintéressent du risque imminent d’effondrement total du secteur bancaire. Le légitime débordement de colère que suscite le spectacle de la finance, de nouveau resplendissante aux frais du contribuable, n’ôte rien à cet état de fait : le sauvetage n’était pas une option. Que le renflouement des banques ait mêlé solidarité de classe et copinages variés (2) aux nécessités de l’urgence vitale n’est pas douteux, mais ne justifie en rien de nier aucun des ingrédients du mélange et surtout pas le dernier.
Pas très fiers tout de même, d’ailleurs moins d’avoir sauvé la finance que d’être incapables de lui imposer quoi que ce soit de sérieux en contrepartie — le vrai débat —, les gouvernements plastronnent néanmoins devant leurs opinions publiques en expliquant que, la finance remise et ses dettes remboursées, les plans de sauvetage in fine n’auront rien coûté, parfois même « rapporté de l’argent au contribuable ». Il faut objectivement reconnaître que le propos n’est pas que pure rodomontade ni usuelle contrefaçon. Les débours réels du gouvernement français auront été très modestes, le rétablissement général de la finance a dispensé les garanties d’avoir à jouer, et les refinancements d’urgence octroyés aux banques ont été dûment remboursés, avec profits pour le budget de l’Etat (3). Le rétrécissement du coût du sauvetage de la finance est, en apparence, plus spectaculaire encore aux Etats-Unis. Parti sur une enveloppe de 700 milliards de dollars, le Trouble Asset Relief Program (TARP, soit « programme d’assistance aux actifs troublés », délicieux euphémisme...), pour des raisons assez semblables, voit son addition finale réduite à moins de 100 milliards — que l’administration Obama entend d’ailleurs éponger complètement à l’aide d’une taxe spéciale levée sur les banques pour une période de dix ans.
La présentation flatteuse de cet heureux dénouement laisse cependant de côté quelques disgracieux détails, notamment le rôle décisif joué par les entités paragouvernementales telles que Fannie Mae, Freddie Mac et la Federal Housing Finance Agency (FHFA), intensément sollicitées pour éviter l’effondrement complet de l’immobilier et de la croissance, mais dont les coûts particuliers de sauvetage ont été prudemment sortis du bilan précédent, pour la double raison que ces coûts-là — 400 milliards de dollars tout de même... — sont bien moins sûrement récupérables. La finance est sauvée et la récession limitée, mais par report du gros des tensions en un lieu confiné dont rien ne peut garantir qu’il ne s’y produira pas bientôt une belle explosion (4).
Il y a surtout que, circonscrivant le coût de l’intervention publique au sauvetage des institutions financières, les bilans avantageux oublient en route l’essentiel, à savoir ce qu’il en coûte aux budgets de faire face au brutal ralentissement de l’activité et aux abyssales pertes de recettes fiscales qui se sont ensuivies. L’explosion des dettes et des déficits publics passe donc bien moins par les « plans de sauvetage » que par la médiation élargie de la macroéconomie — et là, pas d’échappatoire ni de miraculeux rétablissement possibles.
L’allongement des chaînes qui mènent des causes aux effets finaux étant le plus sûr moyen de faire perdre de vue les liaisons d’ensemble, la finance croit maintenant pouvoir faire comme si elle avait elle-même payé l’écot de ses petits débordements et renvoyer tout le reste (chômage, récession, déficits) aux lointaines complexités de la macroéconomie — bien triste, mais pas son affaire. Et comme la vergogne est un mot qui n’entre pas dans son vocabulaire, la voilà même qui, reprenant du poil de la bête, n’hésite plus à faire, comme par le passé, la leçon aux Etats, impécunieux et définitivement irresponsables. L’explosion des dettes publiques est un problème, répètent, le front plissé, les gérants des départements fixed income (5)... sauvés dans l’urgence du trépas par l’argent du contribuable.
Florissantes à nouveau, en partie du fait que les soutiens publics massifs à la conjoncture d’ensemble leur évitent une seconde fois de périr sous l’explosion des mauvaises dettes qui les auraient fatalement emportées autrement, les banques n’ont visiblement pas de scrupule, santé refaite, à spéculer désormais contre les Etats qui les ont tirées du gouffre, faisant par là monter le coût des emprunts publics, donc aggravant le problème des déficits... dont elles sont elles-mêmes l’origine.
Et voilà où le « choc » commence à prendre forme. Les salariés souffrent-ils de la récession ? Comme contribuables, ils paieront au surplus l’ajustement budgétaire ! Ce sera donc la double peine. Avec une habileté qu’on ne peut pas ne pas trouver remarquable, l’idéologie néolibérale est en train d’opérer en sa faveur le renversement radical d’un événement qui aurait dû signer son acte de décès : loin de se contenter de l’une de ces récurrentes séquences de « rigueur », la voilà qui annonce en fait un programme de démantèlement de l’Etat d’une ampleur encore jamais vue — en fait à proportion même de l’explosion des dettes et déficits publics que ses propres réalisations viennent d’engendrer. Un judoka n’aurait pas fait mieux.
Là où les chocs « ordinaires » considérés par Naomi Klein venaient généralement du dehors — coups d’Etat, contre-révolutions, catastrophes naturelles —, créant un état de désordre à la suite duquel seulement l’agenda néolibéral embrayait, le choc présent a été entièrement produit de l’intérieur et se trouve exploité par les forces qui auraient dû en être définitivement disqualifiées... mais trouvent encore l’audace d’en tirer l’occasion d’une avancée supplémentaire. Voilà donc que l’ampleur même de la déconfiture du néolibéralisme crée, par ses conséquences, le motif et le prétexte de sa reconduction à une échelle élargie ! Car il va sans dire que, pour revenir des déficits à deux chiffres ou presque (en points du produit intérieur brut [PIB]) vers les 3 % du pacte de stabilité, il va falloir trancher dans le vif avec une brutalité sans précédent. On quitte donc le registre de la « réforme » incrémentale en vigueur depuis deux décennies pour entrer dans un régime inédit de bouleversement accéléré, car il est des seuils d’« ajustement » où il n’est plus question d’un changement de degré mais d’un changement de nature.
Et là où la finance se contente de tenir le discours technique des risques de défaut souverain et des tensions sur les taux longs, l’appareil idéologique élargi — experts remis en selle, médias dévoués de longue date ou n’en étant plus à une contradiction près — a déjà commencé à offrir ses services. Impossible de passer une journée sans que se fasse entendre quelque part une voix prophétique avertissant du désastre et appelant à l’effort. Le matraquage « dette publique » est devenu un bruit de fond permanent et l’on trouverait difficilement dans le passé récent un cas de « travail » de l’opinion plus intense et plus continu — on pourra d’ailleurs y voir un indice de l’ampleur des transformations en préparation.
Etonnamment revigoré après une année de dépression intellectuelle où lui aussi a bien cru son cher capitalisme au bord de l’écroulement, The Economist entend ne laisser à personne le magistère de la reconquista. Le voilà donc qui, depuis un trimestre, multiplie avec méthode et exhaustivité les dossiers spéciaux « finances publiques ». Royaume-Uni, Etats-Unis et puis, bien sûr, les cas les plus croustillants, trop beaux pour être vrais, Irlande, Espagne, Grèce, occasions de répéter la même enthousiasmante injonction : « réduction ». Pour qui voudrait se convaincre que les grands libéraux sortent de leur période honteuse et sont de nouveau à l’offensive, il suffirait de prendre connaissance du ton sur lequel l’« hebdomadaire de référence » fait part de ses impératifs conseils : « Dans le monde de l’entreprise, réduire les effectifs de 10 % est monnaie courante. Il n’y a pas de raison que les gouvernements ne puissent le faire également. (...) Les salaires du secteur public peuvent être abaissés compte tenu de la sécurité de l’emploi. (...) Les retraites du secteur public sont bien trop généreuses (...) (6) », le tout dans un éditorial intitulé avec nuance « Stop ! » et conclu d’un avertissement sans ambiguïté : « The Economist reviendra sur toutes ces questions dans les mois qui viennent » — on peut lui faire confiance.
On peut aussi ne pas consentir entièrement à cette fatalité annoncée ni se résoudre à sortir en charpie du tir de barrage idéologique — pour ne rien dire des conséquences matérielles du « choc » lui-même. C’est pourquoi il est utile de rassembler en un tableau cohérent l’ensemble encore épars des signes avant-coureurs afin de donner une idée plus nette du programme en cours d’élaboration. Les salariés du secteur public irlandais, à qui l’on a « proposé » des baisses nominales de salaire de l’ordre de 10 %, savent déjà à quoi s’en tenir ; pour le même motif, leurs homologues grecs sont promis à la même punition (avec en prime le chaleureux soutien de la Commission européenne) ; quant aux Français, ils mettront bientôt bout à bout la réforme des retraites, les projets de licenciement des fonctionnaires et l’idée (insensée) d’une constitutionnalisation de l’équilibre budgétaire pour avoir une vue plus claire de la destruction de l’Etat social qui les attend ; avec peut-être pour effet que, dans tous ces pays, rompant avec le prudent gradualisme des décennies antérieures, la violence concentrée inhérente au « choc » même ne laissera pas cette fois les corps sociaux sans réaction.
C’est pourquoi aussi, dans cette éventualité, et s’il est difficile de tomber dans le déni du problème budgétaire, on n’est pas tenu d’envisager comme seule solution la voie de sortie des coupes sauvages là où quelques possibilités intéressantes (mais systématiquement écartées) méritent d’être rappelées.
Quitte à n’en considérer qu’une, c’est bien sûr à l’augmentation du prélèvement fiscal qu’il faut penser pourvu que celui-ci soit bien dirigé afin de ne pas tuer la croissance ni faire payer le coût de la crise à ceux qui n’auront eu aucune part à son déclenchement. On dira que cette clause ne laisse qu’un contingent de sujets taxables des plus étroits. Ça n’est pas faux en nombre mais c’est — heureusement — très inexact en assiette. A vrai dire, les « sujets » en question entrent dans des catégories assez variées, qui déclinent autant de modalités fiscales annonçant des rendements tout à fait prometteurs. Transactions financières, institutions financières et « personnes financières » sont les heureux candidats à la réparation de leurs propres nuisances puisque, on l’a compris, la seule idée directrice admissible de l’ajustement fiscal tient qu’il reviendrait exclusivement à la finance de payer la totalité du coût de sa crise.
S’il est permis de douter des mérites de la taxe Tobin comme instrument de transformation radicale des « données » de la spéculation financière internationale, dont elle ne modifie pas fondamentalement les structures, il est cependant utile de se souvenir que, précisément en tant que taxe, elle ne perd rien de ses robustes propriétés fiscales : elle rapporte (7) ! Elle rapporte même beaucoup puisque, comme il l’a été noté à de si nombreuses reprises, le volume astronomique des transactions offre un levier faramineux qui rend extraordinairement juteux les taux nominaux de prélèvement les plus modestes.
Quand bien même une taxe sur les transactions serait en premier lieu payée par les institutions financières, ces dernières viennent immédiatement en second, et à titre plus direct, comme préposées au passage de la serpillière. On aura du mal à considérer qu’une taxe sur les banques (et les fonds) tombe dans la déraison économique réservée à l’inconscience révolutionnaire maintenant que même l’administration Obama en prend le chemin ; et c’est un vaste terrain d’exercice qui s’offre à l’imagination fiscale pour déterminer les modalités précises de ce prélèvement : sur les profits, l’actif total, les actifs les plus risqués (pour en décourager la croissance), la masse salariale des mieux payés, pour combler simplement le trou présent ou constituer en plus un fonds de garantie futur, etc. ? Et puisqu’on ne voit pas pourquoi les actionnaires, propriétaires donc responsables, seraient exonérés des petits travaux ménagers de leurs banques, l’interdiction de tout dividende pendant la période à éponger n’aurait rien que de parfaitement logique.
Viennent enfin les sujets physiques. Cadres dirigeants des banques, administrateurs (on les oublie trop souvent), traders, auxquels il faudrait d’ailleurs ajouter, au-delà du périmètre des seules institutions financières, tous leurs semblables du même centile (8). C’est à ce moment sans doute qu’on s’offusquera de mesures si étroitement ciblées qu’elles sont vouées à ne rapporter que très peu, et ne peuvent par conséquent avoir d’autre efficacité que symbolique, attestant par là leur caractère exclusivement punitif. Mais c’est oublier que ce groupe de contribuables, il est vrai très étroit en nombre, n’en capte pas moins depuis une décennie et demie une part croissance de la masse salariale globale et qu’il constitue à lui seul une assiette qui se compte en points de PIB.
Il n’est pas inutile de redire que si, oui, la question des bonus et des rémunérations (pour le secteur bancaire) demeure secondaire dans l’économie générale de la crise financière, elle n’en est pas moins de la plus haute importance du point de vue politique de la justice sociale — et maintenant de l’opportunité fiscale. Comme — le discours de la finance et de ses collaborateurs étant très prévisible — nous aurons immanquablement droit au spectre de la « fuite des cerveaux », autant avertir tout de suite qu’il entre dans la zone des rendements décroissants, ne fait plus peur à grand monde, commence même à agacer un peu, et en fait ne tient pas la route une seconde confronté à quelques objections sérieuses (9).
Quelques-uns dans le « système »
commencent à sentir monter en eux
une sainte trouille
Et puis, quitte à faire dans l’avertissement, autant dire les choses un peu plus carrément encore. Le processus qui a fait muter la crise de finance privée en crise de finances publiques ne s’arrêtera pas en si bon chemin : l’étape d’après est celle qui fait tourner la crise de finances publiques en crise politique. Quelques-uns dans le « système » commencent à sentir monter en eux une sainte trouille, et l’on tiendra pour une indication très significative que de notoires ennemis de la finance comme MM. Dominique Strauss-Kahn et Jean-Claude Trichet se soient publiquement inquiétés de ce que les corps sociaux prendraient probablement très mal qu’on leur demandât de venir éponger une nouvelle crise financière. Le plus drôle, si l’on peut dire, tient au fait que non seulement l’hypothèse d’une « prochaine » n’est nullement à exclure mais qu’elle a toute chance de démarrer dans le compartiment des dettes publiques, en conséquence directe donc de la gestion de la crise précédente — il est vrai que ça va commencer à faire beaucoup.
Gageons que, pour calmer un peu le populo mécontent, les syndicats les plus institutionnels, faisant désormais partie, aux côtés de la droite et de la « gauche » social-démocrate, d’un bloc de pouvoir unifié de fait par-delà ses divisions secondes, organiseront quelques innocentes marches, si possible un jour de soleil, entre République et Nation, peut-être même des pique-niques. Il est cependant possible que l’option « promenade urbaine » ne soit plus suffisante et que le populo en question, un peu las de se promener, finisse par trouver qu’il en a également assez de se sentir promené.
Sans préjuger de ce qui pourrait se passer alors, et dont les Grecs nous donnerons peut-être bientôt un avant-goût, il est utile de se souvenir qu’un groupe qui n’est pas naturellement méchant ne le devient jamais autant qu’à force d’avoir été maltraité et surtout de se retrouver dans une situation de laquelle on ne cesse de lui répéter qu’il n’y a aucune issue — aucune autre que celle qui le maltraite. D’autres issues, il y en a (10). Présentées avec un peu de fermeté, elles pourraient même prendre l’allure d’un contre-choc.
Frédéric Lordon